Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête.
Paris-Québec, Hermann-Presses de l’Université Laval, 2024.
En cette semaine de la
Francophonie (15-23 mars), les media, reprenant sans esprit critique les
données de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), nous
inondent de chiffres mirobolants. Nous serions 343 millions de francophones
dans le monde ; à l’horizon 2050 (peu d’entre nous pourront le vérifier),
nous ne serons pas moins de 750 millions...
L’OIF nous annonce que, sur ces 343 millions, «
plus de la moitié » se trouvent en Afrique. Autrement dit, près de 171 millions
de francophones se trouveraient ailleurs. Si l’on compte les francophones de
l’hémisphère nord (France, Belgique, Suisse, Canada), les seuls à pouvoir être
dénombrés d’une manière (à peu près) sûre, on ne dépasse guère les 83 millions
de locuteurs. Il reste donc à trouver 88 autres millions de francophones. Où
sont-ils ? En Amérique du Nord (hors Canada) ? En Amérique du Sud, au Mexique,
au Brésil ? En Asie, en Chine, en Inde ?
Ces chiffres sont peu crédibles, comme je le
prouve dans mon livre. Ils ne s’appuient ni sur des bases définitionnelles, ni
sur des bases statistiques solides.
La notion même de « francophone » retenue par les
experts de l’OIF est la plus large et la plus vague possible, ne tenant compte
ni du niveau de compétence des locuteurs, ni des contextes de pratique de la
langue. Or, il ne suffit pas d'avoir suivi des cours de français à l'école pour
pouvoir être considéré comme vraiment francophone. À quoi cela sert, si vous
n'avez pas besoin de parler français à la maison et, plus encore, au travail ?
Une langue utilisée seulement en famille s’étiole ; une langue nécessaire au
travail se développe. Combien des francophones comptabilisés par l’OIF ont
besoin de notre langue dans leur vie professionnelle, quand on sait que, même
pour les véritables francophones, le français n'est plus à même de répondre à
tous leurs besoins de communication ?
Ce dénombrement ne s’appuie sur aucun recensement
linguistique spécifique (parmi les pays « francophones », seuls le Canada et la
Suisse recensent l’usage des langues), mais seulement sur des extrapolations
mettant en jeu le taux de scolarisation (lui-même suspect, en particulier en
Afrique) des enfants et la progression démographique (pas toujours précisément
décomptée) des populations.
À l’opposé de ces fanfaronnades, le tableau de la
situation réelle du français n’est pas aussi glorieux.
Certes l’OIF regroupe 88 États et gouvernements,
mais peut-on considérer comme « francophones » la Bulgarie, l’Égypte ou les
Émirats arabes unis ?
Le français serait la deuxième langue
diplomatique au monde. Ce qui est vrai, c'est qu'à l’ONU, à New York, en 2017,
85% des textes ont été rédigés en anglais ; 2% en français ; qu'au
Secrétariat général de l’Union européenne, à Bruxelles, 92% des documents l’ont
été en anglais ; 2% en français.
Selon l’OIF, le français serait la 4e
langue utilisée sur Internet. Ce qui est vrai, c'est que la part réelle du
contenu sur Internet est la suivante : anglais (60%), français (4%). En 2023,
notre langue y occupait la 8e place, soit 3% des utilisateurs.
En Europe, l’anglais langue étrangère est choisi
par 96% des élèves ; le français (par 22%), en baisse, est talonné par
l’allemand et l’espagnol, en hausse. Aux États-Unis, le français langue
étrangère a été supplanté par l’espagnol ; en Russie, par l’anglais.
Le français a pratiquement disparu des
publications scientifiques. En 1880, trois langues, l’anglais, le français et
l’allemand, se partageaient, à parts à peu près égales, ce domaine crucial. En
2006-2015, l’anglais représentait 97% des publications indexées par le Science
Citation Index Expanded (6 500 revues, 150 disciplines), le français,
0,4%.
La perte d’influence du français se fait
nettement sentir en Afrique, où se joue l'avenir de la Francophonie. Notre
langue y subit de plus en plus la concurrence des langues nationales (dans le
déni, l’OIF qualifie ce phénomène de « cohabitation » entre « langues
partenaires ») et de l’anglais. En réalité, seule une très faible part de la
population a le français comme langue première et même comme langue seconde.
Cette perte a été accentuée par les putschs largement antifrançais et
pro-russes des années 2020-2022 (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger). En 2008,
le Rwanda a abandonné le français comme langue de l’enseignement et de
l’administration. En 2014, le Burundi a intégré l'anglais dans son système
éducatif et administratif. En 2022, le Gabon et le Togo sont devenus membres du
Commonwealth. En 2022, l’Algérie a introduit l’enseignement de l’anglais dès la
troisième année du primaire en parallèle avec celui du français. En 2023, elle
a décidé d’interdire les programmes scolaires français dans les établissements
privés. Le 18 mars 2025, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont saisi l'occasion de la semaine de la Francophonie pour annoncer qu'ils se retiraient de l'OIF. Un sondage récent montre que la majorité des jeunes Marocains
préféreraient que l’enseignement soit donné en anglais plutôt qu’en français...
Comme diraient les Linguistes atterrées, "le français va très bien, merci"...
Ce qui est vrai aussi, malheureusement, c'est
qu'en France même, notre langue subit la concurrence de plus en plus vive de
l'anglais comme le révèlent le visage franglais de nos villes, les noms anglais
de grandes entreprises, d’établissements publics ou de petits commerces, de
produits et de services, d'événements, etc. Alors pourquoi nourrir l'illusion
d'un tableau idyllique ? Ne vaudrait-il pas mieux regarder la réalité en
face, afin de sauver ce qui peut l'être encore ? Ne vaudrait-il pas mieux
prendre des mesures effectives pour sauver la langue du naufrage ?
Mots-clés : Semaine de la Francophonie,
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l’anglais. Enquête », Hermann, Presses de l’Université Laval, Lionel
Meney, Linguistes atterrées.