10 juin 2025

Victor-Lévy Beaulieu et le Dictionnaire québécois-français

Le décès de Victor-Lévy Beaulieu, le 9 juin 2025, me ramène plusieurs années en arrière, à l'époque de la parution de mon "Dictionnaire québécois-français : pour mieux se comprendre entre francophones" (Montréal, Guérin, 1999).

L'auteur de Bouscotte l'avait beaucoup apprécié et l'avait déclaré dans ces mots au journal Le Soleil :

« Mes livres essentiels sont les Cahiers Jacques-Ferron [...]. Il y a aussi le "Dictionnaire québécois-français " de Lionel Meney. Ce dictionnaire est fabuleusement bien fait. Non seulement comporte-t-il l'explication et l'origine de chaque mot, mais chaque sens est illustré par un exemple tiré de la littérature québécoise. Tout écrivain devrait avoir cet ouvrage sur sa table de travail. Les écoles primaires aussi. Ça donnerait sûrement le goût aux enfants de jouer avec la langue. Je l'ai pour ma part pratiquement lu de la première à la dernière page, comme un ouvrage de fiction ! » (Le Soleil, 12 avril 2001, Québec).

A la suite de cela, nous étions entrés en contact. J'étais allé le visiter à son étonnant domaine de Trois-Pistoles. VLB m'avait demandé si je ne pourrais pas rédiger un dictionnaire de la langue de ses oeuvres. Malheureusement, après avoir passé 9 années à composer mon dictionnaire différentiel français du Québec/français de France (plus de 1800 pages), je ne me sentais pas la force de me plonger dans les 40 et quelques ouvrages de l'auteur de L'Héritage.

Le projet n'eut pas de suite...
 
Mots-clés: Victor-Lévy Beaulieu, évaluation, Lionel Meney, "Dictionnaire québécois-français: pour mieux se comprendre entre francophones", Montréal, Guérin, 1999.

30 mai 2025

Cranberries et canneberge: le double langage d'Ocean Spray

La coopérative agricole américaine OceanSpray, spécialisée dans la production de canneberges, s'est lancée sur le marché français en 2006. Il est intéressant d'observer le double langage utilisé par cette société pour vendre ses produits, selon qu'elle s'adresse à ses clients canadiens francophones ou à ses clients français.

Considérant certainement que le terme anglais cranberry serait plus vendeur auprès des consommateurs français, friands d'exotisme (et considérés comme un peu snobs ?), elle commercialise en France tous ses produits sous ce nom. Elle a deux sites Internet différents, un Global Site, qui héberge celui pour la France, et un site bilingue anglais-français à l'intention des seuls consommateurs canadiens. Sur le site canadien, OceanSpray vend des canneberges ; sur le site français, des cranberries… et pourtant c’est le même petit fruit… Un seul référent (Vaccinium macrocarpon), mais deux désignations : cela va à l’encontre des principes de base de la terminologie...

Sur le site à l'intention des Français, on trouvait en 2011 une pub du plus grand comique, pub qui est passée régulièrement sur les télés[1]. On y voyait deux « producteurs de cranberries », en cuissardes au milieu d’un champ de « cranberries ». Ces producteurs, au fort accent québécois, se présentaient d’abord à leurs « cousins français » (beau cliché !), puis ils annonçaient fièrement : « Dans ces champs, on cultive des cranberries ». Avez-vous déjà entendu des producteurs québécois de canneberges dire qu’ils cultivent des « cranberries » ?

https://www.youtube.com/watch?v=3QoK20TpjdU&t=30s 

La suite de la pub était aussi risible pour toute personne connaissant en tant soit peu le français du Québec. Un des deux producteurs (de « cranberries ») déclarait même que « c’est sympa [sic] aussi, d’en manger en fin de soirée » (toujours des « cranberries »). Visiblement les marketeurs d’OceanSpray (prononcé « ochéanne sprê » – [ɔʃean spʁɛ] – par une voix féminine française, ainsi que par nos deux producteurs « québécois »), ne connaissaient pas les usages linguistiques des Québécois, producteurs de « cranberries » ou pas, c'est le moins qu'on puisse dire. Avez-vous déjà entendu quelqu'un, au Québec, dire « ochéanne sprê » ? Dans cette prononciation, il y a deux écarts au français québécois ...

La simple honnêteté aurait voulu qu'ils disent au moins dans leur dialogue « la cranberry, qu'on appelle canneberge ici, au Québec ». Mais voilà, patatras ! ça fichait en l'air leur plan com !!! Qui consistait à jouer sur la sympathie naturelle qu'inspirent les Québécois aux Français pour vendre leur produit sous un nom anglais… que les Québécois se refusent d’employer.

Sur le site français, on explique que la « cranberry » a connu plusieurs noms dans l'histoire. Tous y passent, les Amérindiens, les Néerlandais, les Allemands, tous sauf les Canadiens français : « Les Indiens de l'Est la désignaient sous le nom de "sassamanesh", tandis que les Pequots de Cape Cod et les tribus Leni-Lenape du South Jersey l’appelaient "ibimi" ou "baie amère" et les Algonquins du Wisconsin "atoqua". Mais ce ne fut que lorsque les colons néerlandais et allemands la baptisèrent "crane berry", car la fleur de la cranberry ressemble à la tête et au bec d'une grue ("crane" en anglais) que le fruit obtint le nom qu'on lui connaît aujourd’hui : "cranberry". » [site français OceanSpray.fr]. Tous les noms, sauf les noms québécois atoca, mot amérindien encore employé pour désigner la traditionnelle « dinde aux atocas », et français canneberge...

Sur le site canadien, la fin de l’explication est bien différente : « …"cranberry" en anglais, mot à partir duquel le français a créé anciennement la forme fortement francisée "canneberge". C'est ce nom qui lui est resté. » [site canadien OceanSpray.ca]. Les Français n’ont pas droit à ce petit bout de phrase auquel ont droit les francophones du Canada… Ce nom est resté pour les Canadiens, pas pour les Français...

Qu'on ne nous objecte pas qu'il n'y avait pas de nom français pour désigner ce petit fruit. Le mot canneberge est attesté depuis au moins 1665. Le Dictionnaire de l’Académie, édition de 1762, lui consacre un article : « CANNEBERGE. s. f. ou COUSSINET DES MARAIS Plante qui croît dans les marais & autres lieux humides. Elle porte de petites baies succulentes d'un goût agréable, & bonnes à manger. Ces baies, les feuilles & la racine de cette plante sont détersives & astringentes. » Pierre François-Xavier de Charlevoix l’emploie dans sa Description des plantes principales de l’Amérique septentrionale (Nyon fils libraire, Paris, 1744). Dans Les Natchez, Chateaubriand écrit : « Après avoir fait un repas de racines de canneberges, la voyageuse reprit sa route. ». Il figure dans Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1874) ...

Il est intéressant aussi de comparer les sites canadiens en anglais et en français et le site pour les Français. On y décèle les contorsions que la « localization[2] » impose aux marketeurs. Comparez

·         la version canadienne en anglais :

« The Larocque family have been Canadian cranberry growers for Ocean Spray since 1958. Louis-Michel, his wife, Geneviève, and their son, Édouard, live and breathe farming. Inspired by a trip to Cape Cod’s cranberry bogs in 1938, Louis-Michel’s grandfather, Edgard, was a pioneer who brought the crop to Quebec. »

·         la version canadienne en français :

« La famille Larocque cultive la canneberge pour Ocean Spray depuis 1958. Louis-Michel, son épouse, Geneviève et leur fils, Édouard, vivent et respirent l'agriculture [sic]. Inspiré par un voyage aux tourbières à canneberge de Cape Cod en 1938, le grand-père de Louis-Michel, Edgard, a été un des pionniers qui a rapporté cette culture au Québec. »

Exit cranberries, mais aussi exit Canadian. Au Québec, étant donné la force du sentiment national(iste), l’emploi de l’adjectif « canadien » est délicat. Mieux vaut s’abstenir de l’utiliser.

·         et la version pour les Français :

« La famille Larocque est productrice canadienne de cranberry pour Ocean Spray depuis 1958. Louis-Michel, son épouse, Geneviève et leur fils, Édouard, sont très passionnés par leur ferme. Inspiré par un voyage dans les tourbières de cranberry du cap Cod en 1938, le grand-père de Louis-Michel, Edgard, fut un pionnier qui apporta la récolte au Québec. »

Exit la canneberge, bonjour la cranberry. Et retour sans risque de l’adjectif « canadien », les Français ne faisant pas toujours la différence entre le Canada et le Québec.

Observez aussi les maladresses de traduction (« vivent et respirent l’agriculture », « productrice canadienne, très passionnés par leur ferme », « un pionnier qui apporta la récolte au Québec »). Google Translation ne ferait pas pire. Heureusement, en France, tous les distributeurs de canneberges n’ont pas copié le choix d’Ocean Spray. Voilà des gens qui respectent leurs clients francophones.

Mots-clés : anglicisme, cranberries, canneberges, atoca, double langage, Ocean Spray.



[1] Cette publicité est encore visible en 2025 sur Youtube à l'adresse: https://www.youtube.com/watch?v=3QoK20TpjdU.

[2] Localization: (translation studies, chiefly software, marketing) The act, process or result of adapting translated text to fit a local culture; domestication. (Wiktionary).

 

Comment peut-on être polyglotte?

Présentation pour le lancement de « La langue du cœur et celle de la raison. Entretiens » par Lionel Meney et Hans-Jürgen Greif (éditions 8, Québec, 2025).

Je commencerai par une anecdote. A une dame qui lui demandait combien de langues il parlait, le grand linguiste français, Antoine Meillet, aurait répondu : « Oh, madame, une seule seulement, et encore très mal ! » Hans-Jürgen Greif, lui, en parle au moins quatre, et encore très bien... C’était suffisant pour piquer ma curiosité, susciter mon intérêt. En somme, je me demandais, pour paraphraser Montesquieu, « comment peut-on être polyglotte » ...

L’occasion d’interroger Hans-Jürgen Greif, l’élément déclencheur m’est venu à la lecture du livre de François Ouellet, La matière des mots (coll. Palabres, Nota Bene, Montréal, 2021). Ce livre est une série d’Entretiens entre François Ouellet et Hans-Jürgen Greif, un dialogue de littéraires sur l’ensemble de l’œuvre de cet écrivain germano-canado-québécois de langue française.

En tant que linguiste, je me suis dit qu’il y avait aussi quelque chose de très intéressant à explorer sur la question de savoir comment, avec qui, dans quelles circonstances il avait appris ces langues, s’il éprouvait plus de difficultés avec l’une d’entre elles, s’il avait une préférence pour l’une ou l’autre, s’il observait une répartition fonctionnelle dans leur emploi. Une autre question aussi m’interpellait depuis longtemps : pourquoi avait-il choisi d’écrire son œuvre romanesque et critique, qui est considérable, dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, pourquoi le français plutôt que l’allemand ? Avait-il un quelconque regret du fait de ses choix de langue, de carrière, de pays ?

Hans-Jürgen et moi, nous nous connaissons depuis très longtemps, nous avons mené des carrières en parallèle à l’Université Laval de Québec. Ce livre, écrit à quatre mains, est aussi la matérialisation d’une amitié ancienne.

Je ne veux pas dévoiler, « divulgâcher » comme dit maintenant, ce que contient ce petit livre, petit mais très dense. Le rapport aux langues, c’est aussi le rapport au père et à la mère, et au frère unique. C’est encore le rapport à la patrie, au pays natal et à celui d’adoption. Je ne vous dirai donc pas quelle est la « langue du cœur » de Hans-Jürgen, ni « celle de la raison ». Je ne vous dirai pas non plus pourquoi il a choisi d’écrire son œuvre en français, ni comment il se situe aujourd’hui par rapport à l’Allemagne ou au Québec. Vous trouverez tout cela dans le livre, si vous nous faites l’honneur et le plaisir de nous lire... Alors je vous souhaite bonne lecture...

Mots-clés : Hans-Jürgen Greif, écrivain, polyglotte, polygraphe, langue du coeur, langue de la raison, éditions 8, Québec, 2025.

 

 

05 mai 2025

Choose France for Science Choose Europe for Science

 

 

 

 

 

 

 

 

Le président de la République, Emmanuel Macron, a lancé une campagne intitulée Choose France for Science. L’Union européenne, représentée par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a emboîté le pas avec pour slogan Choose Europe for Science.

On comprend que l’intitulé d’un programme destiné à attirer des chercheurs (avec en ligne de mire des Américains) soit rédigé dans la langue qu’ils partagent, c’est-à-dire l’anglais. Cependant ce choix de l’unilinguisme anglais est critiquable à plus d’un point de vue.

D’abord les citoyens européens, qui paieront la facture, ont le droit de savoir dans leur langue de quoi il s’agit. L’anglais n’est pas la langue officielle de l’Union européenne, mais l’une des 24. Officiellement, l’UE prône l’égalité de toutes ces langues. Elle considère même que « toute tentative visant à instaurer l’exclusivité d’une langue équivaut à affaiblir et à bafouer les valeurs fondamentales de l’Union ». Ursula von der Leyen aurait donc bafoué ces valeurs. De plus, si à Bruxelles, on est censé défendre le multilinguisme des institutions de l’UE, on y prône aussi le plurilinguisme des citoyens européens, qui sont encouragés, dans l’idéal, à parler au moins trois langues...

Quant à Emmanuel Macron, il a fait une entorse à la Constitution française, dont l’article 2 spécifie que « la langue de la République est le français ».

Si l’on avait, tant au niveau français qu’au niveau européen, un véritable soucis des langues et, surtout, des citoyens qui les parlent, on devrait systématiquement utiliser des dénominations multilingues comme cela se fait dans plusieurs pays, dont le Canada (où l’on aurait quelque chose comme Choose Canada for Science/Choisissez le Canada pour la Science).

Pourquoi, au niveau européen, où l’on prône le trilinguisme, ne dirait-on pas, par exemple, Choose Europe for Science/Choisissez l’Europe pour la Science/Wählen Sie Europa für die Wissenschaft ?

J’ai montré dans Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête (Paris-Québec, Hermann-PUL, 2024) à quel point notre langue est devenue un idiome de second rang. Cet exemple l’illustre parfaitement. Il faut donc instaurer une culture du multilinguisme pour éviter l’effacement total de nos langues.

Mots-clés : langue anglaise, langue française, concurrence, Choose France for Science, Choose Europe for Science, République française, Union européenne, unilinguisme, multilinguisme, ouvrage : Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête.


30 avril 2025

"Boîte de vote"

Au lendemain des élections fédérales canadiennes, je lis dans le journal montréalais La Presse: "[Les journalistes] savaient que des boîtes de vote par anticipation, largement favorables aux libéraux, n’étaient pas encore dépouillées. D’ailleurs, l’écart s’est rapidement creusé de nouveau entre les libéraux et les conservateurs un peu avant minuit." L'emploi du mot "boîte" dans ce contexte est un anglicisme de sens. Idem pour "boîte de scrutin" et "boîte de vote". En français, on dit "urne électorale", plus couramment "urne".

Mots-clés: langue française, anglicisme, Canada, ballot box, boîte de scrutin, boîte de vote, boîte, urne électorale, urne.

16 mars 2025

Combien de francophones sommes-nous vraiment dans le monde? Les chiffres réels.

Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête. Paris-Québec, Hermann-Presses de l’Université Laval, 2024.

En cette semaine de la Francophonie (15-23 mars), les media, reprenant sans esprit critique les données de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), nous inondent de chiffres mirobolants. Nous serions 343 millions de francophones dans le monde ; à l’horizon 2050 (peu d’entre nous pourront le vérifier), nous ne serons pas moins de 750 millions...

L’OIF nous annonce que, sur ces 343 millions, « plus de la moitié » se trouvent en Afrique. Autrement dit, près de 171 millions de francophones se trouveraient ailleurs. Si l’on compte les francophones de l’hémisphère nord (France, Belgique, Suisse, Canada), les seuls à pouvoir être dénombrés d’une manière (à peu près) sûre, on ne dépasse guère les 83 millions de locuteurs. Il reste donc à trouver 88 autres millions de francophones. Où sont-ils ? En Amérique du Nord (hors Canada) ? En Amérique du Sud, au Mexique, au Brésil ? En Asie, en Chine, en Inde ?

Ces chiffres sont peu crédibles, comme je le prouve dans mon livre. Ils ne s’appuient ni sur des bases définitionnelles, ni sur des bases statistiques solides.

La notion même de « francophone » retenue par les experts de l’OIF est la plus large et la plus vague possible, ne tenant compte ni du niveau de compétence des locuteurs, ni des contextes de pratique de la langue. Or, il ne suffit pas d'avoir suivi des cours de français à l'école pour pouvoir être considéré comme vraiment francophone. À quoi cela sert, si vous n'avez pas besoin de parler français à la maison et, plus encore, au travail ? Une langue utilisée seulement en famille s’étiole ; une langue nécessaire au travail se développe. Combien des francophones comptabilisés par l’OIF ont besoin de notre langue dans leur vie professionnelle, quand on sait que, même pour les véritables francophones, le français n'est plus à même de répondre à tous leurs besoins de communication ?

Ce dénombrement ne s’appuie sur aucun recensement linguistique spécifique (parmi les pays « francophones », seuls le Canada et la Suisse recensent l’usage des langues), mais seulement sur des extrapolations mettant en jeu le taux de scolarisation (lui-même suspect, en particulier en Afrique) des enfants et la progression démographique (pas toujours précisément décomptée) des populations.

À l’opposé de ces fanfaronnades, le tableau de la situation réelle du français n’est pas aussi glorieux.

Certes l’OIF regroupe 88 États et gouvernements, mais peut-on considérer comme « francophones » la Bulgarie, l’Égypte ou les Émirats arabes unis ?

Le français serait la deuxième langue diplomatique au monde. Ce qui est vrai, c'est qu'à l’ONU, à New York, en 2017, 85% des textes ont été rédigés en anglais ; 2% en français ; qu'au Secrétariat général de l’Union européenne, à Bruxelles, 92% des documents l’ont été en anglais ; 2% en français.

Selon l’OIF, le français serait la 4e langue utilisée sur Internet. Ce qui est vrai, c'est que la part réelle du contenu sur Internet est la suivante : anglais (60%), français (4%). En 2023, notre langue y occupait la 8e place, soit 3% des utilisateurs.

En Europe, l’anglais langue étrangère est choisi par 96% des élèves ; le français (par 22%), en baisse, est talonné par l’allemand et l’espagnol, en hausse. Aux États-Unis, le français langue étrangère a été supplanté par l’espagnol ; en Russie, par l’anglais.

Le français a pratiquement disparu des publications scientifiques. En 1880, trois langues, l’anglais, le français et l’allemand, se partageaient, à parts à peu près égales, ce domaine crucial. En 2006-2015, l’anglais représentait 97% des publications indexées par le Science Citation Index Expanded (6 500 revues, 150 disciplines), le français, 0,4%.

La perte d’influence du français se fait nettement sentir en Afrique, où se joue l'avenir de la Francophonie. Notre langue y subit de plus en plus la concurrence des langues nationales (dans le déni, l’OIF qualifie ce phénomène de « cohabitation » entre « langues partenaires ») et de l’anglais. En réalité, seule une très faible part de la population a le français comme langue première et même comme langue seconde. Cette perte a été accentuée par les putschs largement antifrançais et pro-russes des années 2020-2022 (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger). En 2008, le Rwanda a abandonné le français comme langue de l’enseignement et de l’administration. En 2014, le Burundi a intégré l'anglais dans son système éducatif et administratif. En 2022, le Gabon et le Togo sont devenus membres du Commonwealth. En 2022, l’Algérie a introduit l’enseignement de l’anglais dès la troisième année du primaire en parallèle avec celui du français. En 2023, elle a décidé d’interdire les programmes scolaires français dans les établissements privés. Le 18 mars 2025, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont saisi l'occasion de la semaine de la Francophonie pour annoncer qu'ils se retiraient de l'OIF. Un sondage récent montre que la majorité des jeunes Marocains préféreraient que l’enseignement soit donné en anglais plutôt qu’en français...

Comme diraient les Linguistes atterrées, "le français va très bien, merci"...

Ce qui est vrai aussi, malheureusement, c'est qu'en France même, notre langue subit la concurrence de plus en plus vive de l'anglais comme le révèlent le visage franglais de nos villes, les noms anglais de grandes entreprises, d’établissements publics ou de petits commerces, de produits et de services, d'événements, etc. Alors pourquoi nourrir l'illusion d'un tableau idyllique ? Ne vaudrait-il pas mieux regarder la réalité en face, afin de sauver ce qui peut l'être encore ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre des mesures effectives pour sauver la langue du naufrage ?

Mots-clés : Semaine de la Francophonie, critique, Organisation internationale de la Francophonie, OIF, nombre de francophones dans le monde, chiffres réels, « Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête », Hermann, Presses de l’Université Laval, Lionel Meney, Linguistes atterrées.

15 mars 2025

Mesurer la valeur du plurilinguisme et du multilinguisme

Grin, François et Ilaria Masiero, Mesurer la valeur du plurilinguisme suisse. Concepts, méthode, estimations, Lausanne, Épistémé, 2024.

Voilà un ouvrage que tout sociolinguiste devrait lire pour dépasser les jugements de valeur sans assises scientifiques trop souvent utilisés dans la défense des langues. Sa lecture est aussi passionnante par les résultats qu’il livre que par la méthode rigoureuse et transparente qu’il utilise. Il présente une définition précise des principaux concepts utilisés : économie des langues (n'ayant rien à voir avec les emplois métaphoriques présents dans la littérature sociolinguistique à la suite de Pierre Bourdieu), fonction communicationnelle vs fonction identitaire, plurilinguisme des individus vs multilinguisme des institutions et des organisations, compétences vs pratiques linguistiques, pratiques linguistiques au travail vs pratiques linguistiques en contexte privé, valeur des langues, valeurs sociales vs valeurs privées, valeurs marchandes vs valeurs non marchandes, etc. Les méthodes statistiques utilisées et les équations ne sont pas toujours accessibles au lecteur non familier de ce domaine, mais les nombreux tableaux et les explications qui les accompagnent minimisent ces difficultés.

Étape par étape, la démonstration progresse en s’appuyant sur de solides données linguistiques concernant la Confédération helvétique, donnant une image précise de la situation et de la dynamique des langues dans ce pays. Même si, au résultat, ils montrent d’une manière convaincante que le plurilinguisme et le multilinguisme suisses présentent plus d’avantages quantifiables que d’inconvénients, les auteurs n’éludent pas pour autant certains aspects qui peuvent faire problème. Mais aussi, ils terminent leur démonstration en ouvrant des perspectives prometteuses sur un nouveau et large champ de recherches sur le niveau de compétence des locuteurs et les valeurs non marchandes de la maîtrise des langues.

A la lecture de cet ouvrage, on comprend à quel point il est important d’avoir accès à des données linguistiques irréfutables, qu’il s’agisse de la compétence des locuteurs ou de leurs pratiques. Grâce à ses recensements, le Canada fournit bon nombre d’éléments à cet égard, même si le degré de compétence des locuteurs repose seulement sur leurs déclarations. On comprend aussi tout le chemin qu’il reste à faire avant de pouvoir établir le nombre véritable de francophones dans le monde et évaluer leurs compétences et leurs pratiques linguistiques. Enfin, on ne peut que déplorer que la France, pour des raisons purement idéologiques, ne procède pas à des recensements linguistiques malgré tout le bénéfice scientifique et social qu’elle pourrait en tirer.

Mots-clés : sociolinguistique, économie des langues, concepts, méthode, valeur des langues, valeurs marchandes, valeurs non marchandes, plurilinguisme, multilinguisme, Suisse, François Grin, Ilaria Masiero.