15 mai 2024

Arrêtez de folkloriser le français québécois!

Comme chaque année, en mai, les éditions Le Robert publient la liste des nouveaux « entrants » dans leur dictionnaire. C’est une occasion de faire du buzz dans le but de booster les ventes. Elles savent que les médias parleront de cette liste, leur offrant du même coup une belle publicité gratuite.

Chaque année nous réserve des surprises. L’an dernier, c’était l’entrée du pronom « non binaire » iel, sans véritable diffusion en dehors d’un « cercle très restreint ». Cette année, celle de l’expression québécoise boss des bécosses. Expression qui figure même à la 9e place du « top 10 des mots nouveaux du Petit Robert (édition 2025)[1] ». Pourquoi cette expression dans ce top ? Pourquoi à la 9e place ? Sur quel(s) critère(s) ? Rien n’est dit sur ce qui a présidé à l’établissement de ce classement. Il y a de quoi se poser des questions sur le sérieux et l’intérêt de ce top.

Dans un document[2] de Géraldine Moinard, directrice de la rédaction des éditions Le Robert, il est dit que l’équipe de lexicographes (elle n’est pas très nombreuse) s’appuie sur trois critères pour retenir un mot : 1) « La fréquence d’usage du mot. Lorsqu’un mot devient fréquent, la question de sa place dans le Petit Robert se pose naturellement. La fréquence est évaluée à travers l’analyse statistique de vastes corpus de textes, à l’aide de différents outils de mesure. 2) La diffusion du mot. C’est la possibilité de rencontrer le mot dans des types de discours variés : la presse, la littérature, les réseaux sociaux... Un mot très fréquent dans un cercle trop restreint ne trouvera pas forcément sa place dans le Petit Robert, tandis qu’un mot qui se diffuse au moyen de plusieurs canaux pourra y figurer en dépit d’une fréquence globale plus faible. 3) La pérennité du mot. Le Petit Robert retient des mots qui durent. Il est rare qu’un mot entre dans le Petit Robert moins d’un an après son apparition, et c’est souvent bien plus long. Avant leur sélection, les mots font l’objet d’une observation attentive par les lexicographes, souvent durant plusieurs années, afin de s’assurer de leur pérennité, ou bien de leur importance pour comprendre l’époque actuelle. »

Dans le cas de boss des bécosses, lequel de ces trois critères justifie son apparition dans le Petit Robert, édition de 2025 ? Son apparition récente ? Sa fréquence d’usage ? Sa diffusion « dans des types de discours variés » ? Sur quel « vaste corpus » québécois s’appuient les éditions Le Robert pour ce faire ?

Quand on connaît le très grand nombre de québécismes courants de registre neutre, on ne peut qu’être étonné du choix d’une expression triviale, prétendument représentative du français québécois, si ce n’est pour faire du buzz. Cela plaira peut-être à Paris (« comme il est pittoresque le parler de nos cousins québécois ! »), mais fera grincer des dents à Montréal et à Québec.

Plus généralement, ce choix met en lumière le problème de l’intégration de mots de différentes variétés de français dans un dictionnaire censé rendre compte du français standard. C’est un non-sens lexicographique dans la mesure où les rapports sémantico-grammaticaux entre les mots ne sont pas les mêmes. C’est aussi critiquable dans la mesure où la place limitée qui leur est assignée conduit à des choix totalement arbitraires. Dans le seul cas du français québécois, on compte ces particularismes par milliers. Des centaines d’entre eux mériteraient certainement de figurer au Petit Robert, bien avant boss des bécosses. Au résultat, la seule justification de ces intégrations au compte-gouttes semble être d’attirer l’attention et de faire croire qu’on se soucie des français non hexagonaux. Une justification plus marketing que lexicographique. Une suggestion aux lexicographes du Robert pour l'édition de 2026 : retenez patente à gosses ou, mieux encore, avoir la p(e)lote à terre. Succès médiatique assuré!

Les éditions Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, avaient déjà tenté une expérience en publiant en 1992 le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, croyant flatter le public québécois. Devant la levée de boucliers suscitée par le choix des mots québécois, elles avaient dû renoncer à commercialiser cet ouvrage.

La même mésaventure est arrivée à une autre maison d’édition française, qui s’était aventurée en terrain québécois sans suffisamment connaître ses spécificités. Il s’agit de la publication d’un Bescherelle des verbes québécois (1999)[3], dont la nomenclature (et l’orthographe) s’appuyait sur le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (Montréal, VLB, 1980). Dans ce cas, là aussi la publication avait dû être retirée du marché.

Arrêtez donc de folkloriser le français québécois !

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