23 novembre 2018

Des mots « interdits » à l'Assemblée nationale du Québec(1).


 
Analyse de deux documents provenant des services de l'Assemblée nationale du Québec.

Recueil de décisions concernant la procédure parlementaire – Propos non parlementaires – Commissions - 6 février 2018.

Recueil de décisions concernant la procédure parlementaire – Propos non parlementaires – Assemblée – 19 septembre 2017.

Ces deux documents donnent, sans préambule, sans explication, une liste de mots et d'expressions qualifiés de « non parlementaires ». La liste compte environ 360 mots et expressions pour l'Assemblée et 110 pour les Commissions. Chaque mot ou expression répertorié dans ces Recueils est accompagné d'une source (le Journal des Débats), du nom de son auteur et de la date du « forfait ».

L'expression « propos "non parlementaires" » est un euphémisme(2) pour ne pas dire « propos interdits au Parlement ». On doit comprendre qu'il est interdit aux députés d'employer ces mots ou ces expressions dans la salle de l'Assemblée nationale du Québec, le « Salon bleu », et en commission parlementaire. Ce sont donc, en quelque sorte, des mots tabous. Ce qui pose un réel problème quand on sait que les députés québécois ont ce privilège de pouvoir dire n'importe quoi dans l'enceinte du Parlement sans qu'ils puissent être poursuivis en justice. La liberté totale de parole est un privilège essentiel au bon fonctionnement d'un régime démocratique, permettant de contrôler l'action du gouvernement. Ne s'agit-il donc pas d'une forme de censure ? Pour le savoir, j'ai essayé de décrypter les critères sous-jacents ayant présidé au choix des mots et des expressions dites « non parlementaires ». J'ai relevé 6 catégories de critères. Je vais les présenter en me limitant à quelques exemples par critère. Sont interdits les :

1) mots et expressions vulgaires, sacres, etc. comme bullshit, con, connerie, crisse (juron ou, plus exactement, sacre courant, forme populaire de Christ), dégueulasse, branleux (quelqu'un qui hésite, tergiverse, ne choisit pas), gueuler.
2) mots et expressions blessants pour la personne à qui l'on s'adresse :
- accusation d'imbécilité : âneries, crétinerie, niaiseries; idiot, débile, innocent (imbécile, idiot, faible d'esprit), insignifiant (), deux de pique (comme la carte à jouer en question, pas très fort, pas très brillant), nono (imbécile, nigaud), tata (imbécile, nigaud), ti-coune (crétin, débile, retardé; nom d'un personnage déficient mental dans le feuilleton télévisé « Le temps d'une paix » présenté dans les années 80).
- ridicule : bouffon, clown, hurluberlu.
- arrogance : arrogant, hautain, méprisant, baveux (arrogant, prétentieux, insolent, crâneur, ramenard; le personnage de l'humoriste Martin Matte correspond assez bien à cette description).
- servilité : carpette, pantin, chien de poche (qui suit toujours et partout son maître, toutou; sous Louis XV, on disait « chien de manchon », une mode venue de Chine), yes-man (béni-oui-oui, godillot).
- inconstance : girouette, vire-capot (qui change d'idée, de religion, de parti; capot : grand manteau; cf. virer casque).
- incompétence : incurie, méconnaissance crasse.
- impuissance, pusillanimité : eunuques, poltron.
3) accusations de mensonge, d'hypocrisie, de rouerie : mensonge, mentir, menteries (courant au Québec; vieux ou régional selon le Petit Robert), mauvaise foi, demi-vérité, désinformation, fausseté, fausses informations, faux documents, duperie, fourberie, tartuferie, fin finaud (petit malin, petit futé).
4) accusation de malhonnêteté,  de fraude : malhonnête, malhonnêteté, aigrefin, arnaque, corrompu, faussaire intellectuel, fraude électorale, fraude intellectuelle, pickpocket, pot-de-vin, racket, tricherie.
5) accusation de camouflage : camoufler, camouflage, cover-up (anglicisme québécois; le fait d'étouffer une affaire), berner (la population), cacher (à la population), cachette (en), cachotterie, tromper (la population), déguiser (la vérité), dissimuler (des documents), manipuler, manipulation, maquiller, maquillage, omertà (loi du silence dans les milieux proches de la Mafia…).
6) accusations de favoritisme : favoritisme, copinage, népotisme, patronage (anglicisme québécois; favoritisme politique), politicien patroneux (qui pratique le « patronage »), petits amis du régime.

À la lecture de tous ces mots et de toutes ces expressions « non parlementaires », si l'on excepte les mots vulgaires (catégorie numéro 1) et les épithètes blessantes (catégorie numéro 2), on voit que cela concerne le rôle essentiel du travail des députés, le contrôle parlementaire sur le gouvernement, la dénonciation du mensonge, de la manipulation, du camouflage ou de la malhonnêteté toujours possible en politique. Alors on peut s'interroger : Comment exercer son rôle de député sans appeler un chat un chat, sans désigner par leur nom les mensonges, les manipulations, les cas de favoritisme, en utilisant toujours un langage aseptisé ? Toujours est-il que cette liste de mots et expressions « non parlementaires » doit forcer les députés à tourner deux fois leur langue dans la bouche avant de se lancer dans une accusation quelconque…

Niveaux de langue

Il est intéressant de remarquer que ces mots à l'index couvrent tout l'éventail des niveaux de langue, du vulgaire au plus élevé. Il comporte aussi beaucoup de mots et d'expressions propres au Québec, en particulier dans le registre familier, ce qui fait penser qu'on ne doit pas s'ennuyer sur les bancs de l'Assemblée nationale…

Exemples de québécismes familiers : 

- des noms comme boîte (fermer sa boîte; se taire, fermer son clapet), chien de poche, deux de pique, gorlot (individu original, plaisantin, fanfaron, niais, imbécile), menteries, niaiseries, patronage, sépulcre blanchi (hypocrite), vire-capot;
- des adjectifs comme baveux, fin finaud, innocent, nono, patroneux, tata, ti-coune.

- les inévitables anglicismes comme bullshit, cheap, cover-up, patronage, peddleur (colporteur, marchand ambulant, marchand qui joue des prix), yes-man, parler des deux côtés de la bouche (calque de to speak of both sides of (one's) mouth; exprimer des opinions contraire pour essayer de plaire à tout le monde; tenir un double discours, dire une chose et son contraire, ménager la chèvre et le chou). 

 

Exemples de mots de niveau de langue élevé : arrogant, cabotin, eunuques, faussaire intellectuel, hautain, incurie, népotisme, tartuferie.


Mots en –ie

Les mots au suffixe –ie ne semblent pas avoir la cote à l'Assemblée nationale. Parmi les mots tabous, j'en ai repérés une bonne vingtaine : ânerie, bigoterie, bonimenterie (voir ci-dessous), bouffonnerie, cachotterie, cochonnerie, conneries, crétinerie, démagogie, fourberie, hypocrisie, incurie, menterie, niaiseries, picasserie (voir ci-dessous), pitrerie, supercherie, singeries, tartuferie, tricherie, tromperie, sans compter trickery (anglicisme; ruse, supercherie).

Mots comiques

On relève dans ces Recueils des allusions, des comparaisons comiques :

- Ding et Dong (en parlant de deux ministres). Ding et Dong était un duo humoristique québécois, Serge Thériault (« Ding ») et Claude Meunier (« Dong »), reconnaissables à leurs habits en peau de vache.
- Dupont et Dupond (en parlant de deux députés). Deux personnages des Aventures de Tintin d'Hergé. Les Dupond et Dupont sont extrêmement naïfs, manipulables et peu discrets. Ils font preuve de peu de compétences dans leur métier de détective.
- Lucky Luke du Twitter. Lucky Luke est une série de bandes dessinées belges de western humoristique créée par Morris. Son slogan est célèbre : « L'homme qui tire plus vite que son ombre ».
- Madame la marquise (en s'adressant à la Première Ministre).
- Mario-nette. Certainement à l'adresse d'un politicien connu prénommé Mario. Je n'en dirai pas plus.
- Le mousquetaire de Joliette. Allusion aux Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas, D'Artagnan, Athos, Porthos, Aramis.
- Pinocchio. Allusion au personnage de fiction, héros du roman pour enfants Les Aventures de Pinocchio écrit en 1881 par le journaliste et écrivain italien Carlo Collodi. Son nez (à Pinocchio!) s’allonge à chaque mensonge…
- Ponce-Pilate. Citoyen romain, préfet de Judée. Il est connu pour avoir, selon les Évangiles, ordonné à l'issue du procès de Jésus l'exécution et le crucifiement de ce prédicateur juif. Il livra Jésus aux Juifs, en se lavant symboliquement les mains (d'où l'expression « s'en laver les mains », c'est-à-dire décliner toute responsabilité).
- Shylock. Usurier juif du Marchand de Venise (1596-1597), pièce de Shakespeare.

Un mot intéressant

Bonimenteries. C'est un mot-valise, c'est-à-dire un mot né d'un amalgame, d'une fusion, d'un télescopage de deux mots préexistants. Le créateur du mot mot-valise, en anglais portmanteau word, est Lewis Carroll, auteur d'Alice au pays des merveilles. C'est une allusion à un type de valises populaire au XIXe siècle, des valises verticales qui, en s'ouvrant, laissaient voir deux compartiments dans lesquels on pouvait pendre des manteaux, des vestons ou des pantalons. Comme une valise porte-manteau, un mot-valise à deux parties, prises chacune à deux mots différents. Remarquons en passant que le français mot-valise est un calque de l'anglais portmanteau word et que l'anglais portmanteau word est un emprunt partiel au français. Comme quoi les destins de ces deux langues sont très liés.

 
Valise-porte-manteau Louis Vuiton
Les anglophones ont beaucoup exploité ce mode de formation de mots nouveaux. Exemples : brunch (breakfast + lunch), Brexit (Britain + exit), qui s'est décliné en Frexit, Italexit, etc.
Le français s'y est mis plus tard, mais l'exploite désormais à plein. Exemples : franglais (français + anglais); adulescent (adulte + adolescent); alicament (aliment + médicament); bobo (bourgeois + bohème); au Québec : parlementeries (Parlement + menteries), une émission de TVA; clavarder (clavier + bavarder).
Le mot bonimenteries est une réussite. Seulement c'est presque un hapax, un mot isolé dans un corpus donné. Dans l'ensemble de la presse québécoise, il n'apparaît que trois fois. Les Bonimenteries sont le titre d'une pièce de théâtre de Sandra Parenteau, Nathalie Valiquette et François Trudel (1995). C'est aussi la date de sa première occurrence dans le corpus de la presse québécoise. On peut supposer qu'ils en sont les créateurs.
Picasserie : Ce mot figurant dans la liste des mots « non parlementaires » n'est attesté dans aucun des principaux ouvrages lexicographiques du français québécois. La seule trace qu'on en trouve est sur Internet, où il est dit que picasserie signifie tourment en dialecte angevin. On peut proposer d'autres hypothèses. Par exemple un lapsus, picasserie au lieu de picosserie (lui-même est un hapax). Ou encore un mot-valise picasserie pourrait être composé de picosser + agacerie. Affaire à suivre…

Mots-clés : Assemblée nationale du Québec; Recueils de propos non parlementaires; français québécois; analyse.



(1) J'ai présenté ce sujet dans le cadre de l'émission Là-haut sur la colline, segment Les maux des mots, d'Antoine Robitaille à Qub radio, émission du 16 novembre 2018, à partir de 24.00. Lien :
(2) Euphémisme : figure de style qui consiste à atténuer l'expression de faits ou d'idées considérés comme désagréables dans le but d'adoucir la réalité. 






22 novembre 2018

Une erreur de traduction ou l'anglais, langue-pivot de Google Translate.


Quand on utilise un site de traduction automatique comme Google.Translate, on obtient souvent des résultats bizarres. Je soupçonnais depuis longtemps que toutes les traductions de ce site d'une langue à une autre passaient par une langue-pivot, à savoir l'anglais. Cette intuition est validée par ce  passage de Wikipedia : « Google Translate does not translate from one language to another (L1 → L2). Instead, it often translates first to English and then to the target language (L1 → EN → L2). »
En faisant une expérience très simple, j'ai eu la confirmation que l'anglais joue ce rôle de langue-pivot pour les traductions avec toutes les conséquences que cela implique sur les résultats, ce qui ne serait pas le cas pour le site russe Yandex.Translate.
En effet si, en russe comme en français, on distingue la deuxième personne du singulier (ты et tu) et la deuxième personne du pluriel et forme de politesse (вы et vous), ce n'est pas le cas en anglais, le pronom you recouvrant ces trois signifiés.
Si Google.Translate traduit mon tu français pour вы (vous) en russe, c'est qu'il est passé par le you anglais et a été incapable d'analyser la différence entre le tu et le vous, le ты et le вы.
Remarquons que Yandex.Translate ne fait pas la confusion, ce qui semble prouver que ce site russe ne passe pas par l'anglais. En revanche, il n'a pas été capable de savoir si je m'adressais à un homme, auquel cas, en russe, on attend le masculin (хотел) ou à une femme, auquel cas on attend le féminin (хотела), le contexte français ne lui fournissant pas ce renseignement.

Phrase française à traduire :
J'espère que tu as trouvé le livre que tu voulais acheter.

Traduction russe par Google.Translate :
Надеюсь, вы нашли книгу, которую хотели купить.

Traduction anglaise par Google.Translate :
I hope you found the book you wanted to buy.

Traduction russe par Yandex :
Надеюсь, ты нашел книгу, которую хотел купить.

Mots-clés : traduction automatique; erreur; deuxième personne du singulier; deuxième personne du pluriel; forme de politesse; Google.Translate; Yandex.Translate; français; russe; anglais; langue pivot.

18 novembre 2018

La langue de François Legault

Je suis intervenu dans le cadre de l'émission « Là-haut sur la colline », segment « Les Maux des mots », animée par Antoine Robitaille sur Qub radio.
En fait il s'agit d'une analyse de la langue de François Legault aux premiers jours de sa prise de fonction comme premier ministre du Québec.  Cela réserve quelques surprises...
Pour écouter, voici les coordonnées : Qub radio, Balados, Antoine Robitaille, Émission du 31 octobre 2018, à partir de 25.30.


Mots-clés : langue française; français québécois; langue des politiques; premier ministre; François Legault; province de Québec.

La langue de Manon Massé


 Je suis intervenu dans le cadre de l'émission « Là-haut sur la colline », segment « Les Maux des mots », animée par Antoine Robitaille sur Qub radio.
En fait il s'agit d'une analyse de la langue de Manon Massé, co-porte-parole de Québec solidaire. Cela réserve quelques surprises...
Pour écouter, voici les coordonnées : Qub radio, Balados, Antoine Robitaille, Émission du 9 novembre 2018, à partir de 28.00


Mots-clés : langue française; français québécois; Gilles Duceppe; Manon Massé.

Les « Recueils de propos non parlementaires » de l'Assemblée nationale du Québec

Je suis intervenu sur le thème des « propos non parlementaires » à l'Assemblée nationale du Québec dans le cadre de l'émission « Là-haut sur la colline », segment « Les Maux des mots », animée par Antoine Robitaille sur Qub radio.
En fait il s'agit d'une analyse des expressions et des mots interdits dans l'enceinte du Parlement québécois. Cela réserve quelques surprises...
Pour écouter, voici les coordonnées : Qub radio, Balados, Antoine Robitaille, Émission du 16 novembre 2018, à partir de 24.02
 

Mots-clés : langue française; Assemblée nationale du Québec; Recueils de propos non parlementaires; procédure parlementaire; liberté de parole; étiquette parlementaire; linguistiquement correct.

15 novembre 2018

Le charme discret des sites de traduction


Comment traduit-on en français to speak/talk out of both sides of the mouth selon Linguee et Reverso ? You bet: parler des deux côtés de la bouche !

Fastoche la traduction… À quoi bon suivre des cours de traduction ?

Quand est-ce que les sites de traduction arrêteront de prendre sans discernement leurs exemples parmi les pires traductions? 

Linguee 

He is talking out of both sides of his mouth.
C'est presque parler des deux côtés de la bouche.
It seems to me that the parliamentary secretary is speaking from both sides of the mouth, not at the same time, of course, but I will explain myself.
Il me semble que le secrétaire parlementaire parle des deux côtés de la bouche, pas en même temps, bien entendu, mais j'explique.
Reverso 

Talk about speaking from both sides of your mouth.
C'est ce qu'on appelle parler des deux côtés de la bouche.

As my colleague said, we have to recognize that this government does speak from both sides of it mouth.
Nous constatons, comme l'a dit mon collègue, qu'effectivement, ce gouvernement parle des deux côtés de la bouche.

Mots-clés : anglais; français; traduction; to speak/talk out of both sides of the mouth; tenir un double langage; tenir un double discours; dire une chose et son contraire; ménager la chèvre et le chou; site de traduction; Linguee; Reverso.