Analyse de deux documents provenant des services de l'Assemblée
nationale du Québec.
Recueil de décisions concernant la procédure parlementaire – Propos non
parlementaires – Commissions - 6 février 2018.
Recueil de décisions concernant la procédure parlementaire – Propos non
parlementaires – Assemblée – 19 septembre 2017.
Ces deux documents donnent,
sans préambule, sans explication, une liste de mots et d'expressions qualifiés
de « non parlementaires ». La liste compte environ 360 mots et
expressions pour l'Assemblée et 110 pour les Commissions. Chaque mot ou
expression répertorié dans ces Recueils
est accompagné d'une source (le Journal
des Débats), du nom de son auteur et de la date du « forfait ».
L'expression « propos
"non parlementaires" » est un euphémisme(2) pour ne
pas dire « propos interdits au Parlement ». On doit comprendre qu'il
est interdit aux députés d'employer ces mots ou ces expressions dans la salle
de l'Assemblée nationale du Québec, le « Salon bleu », et en
commission parlementaire. Ce sont donc, en quelque sorte, des mots tabous. Ce
qui pose un réel problème quand on sait que les députés québécois ont ce
privilège de pouvoir dire n'importe quoi dans l'enceinte du Parlement sans qu'ils
puissent être poursuivis en justice. La liberté totale de parole est un privilège
essentiel au bon fonctionnement d'un régime démocratique, permettant de
contrôler l'action du gouvernement. Ne s'agit-il donc pas d'une forme de
censure ? Pour le savoir, j'ai essayé de décrypter les critères sous-jacents
ayant présidé au choix des mots et des expressions dites « non parlementaires
». J'ai relevé 6 catégories de critères. Je vais les présenter en me limitant à
quelques exemples par critère. Sont interdits les :
1) mots et expressions vulgaires,
sacres, etc. comme bullshit, con, connerie, crisse (juron
ou, plus exactement, sacre courant, forme populaire de Christ), dégueulasse, branleux
(quelqu'un qui hésite, tergiverse, ne choisit pas), gueuler.
2) mots et expressions blessants
pour la personne à qui l'on s'adresse :
- accusation d'imbécilité : âneries, crétinerie, niaiseries; idiot,
débile, innocent (imbécile, idiot, faible d'esprit), insignifiant (), deux de
pique (comme la carte à jouer en question, pas très fort, pas très brillant),
nono (imbécile, nigaud), tata (imbécile, nigaud), ti-coune (crétin, débile,
retardé; nom d'un personnage déficient mental dans le feuilleton télévisé « Le temps d'une paix » présenté dans
les années 80).
- ridicule : bouffon, clown, hurluberlu.
- arrogance : arrogant, hautain,
méprisant, baveux (arrogant, prétentieux, insolent, crâneur, ramenard; le
personnage de l'humoriste Martin Matte correspond assez bien à cette
description).
- servilité : carpette, pantin, chien de
poche (qui suit toujours et partout son maître, toutou; sous Louis XV, on
disait « chien de manchon », une mode venue de Chine), yes-man
(béni-oui-oui, godillot).
- inconstance : girouette, vire-capot
(qui change d'idée, de religion, de parti; capot : grand manteau; cf. virer
casque).
- incompétence : incurie, méconnaissance
crasse.
- impuissance, pusillanimité : eunuques,
poltron.
3) accusations de mensonge, d'hypocrisie, de rouerie : mensonge, mentir, menteries (courant au
Québec; vieux ou régional selon le Petit
Robert), mauvaise foi, demi-vérité, désinformation, fausseté, fausses
informations, faux documents, duperie, fourberie, tartuferie, fin finaud (petit
malin, petit futé).
4) accusation de malhonnêteté, de fraude : malhonnête, malhonnêteté, aigrefin, arnaque,
corrompu, faussaire intellectuel, fraude électorale, fraude intellectuelle,
pickpocket, pot-de-vin, racket, tricherie.
5) accusation de camouflage : camoufler, camouflage, cover-up (anglicisme québécois; le fait d'étouffer une affaire),
berner (la population), cacher (à la population), cachette (en), cachotterie,
tromper (la population), déguiser (la vérité), dissimuler (des documents),
manipuler, manipulation, maquiller, maquillage, omertà (loi du silence dans les
milieux proches de la Mafia…).
6) accusations de favoritisme : favoritisme, copinage, népotisme, patronage (anglicisme québécois; favoritisme politique), politicien
patroneux (qui pratique le « patronage »), petits amis du
régime.
À la lecture de tous ces
mots et de toutes ces expressions « non parlementaires », si l'on excepte
les mots vulgaires (catégorie numéro 1) et les épithètes blessantes (catégorie numéro
2), on voit que cela concerne le rôle essentiel du travail des députés, le
contrôle parlementaire sur le gouvernement, la dénonciation du mensonge, de la
manipulation, du camouflage ou de la malhonnêteté toujours possible en
politique. Alors on peut s'interroger : Comment exercer son rôle de député
sans appeler un chat un chat, sans désigner par leur nom les mensonges, les
manipulations, les cas de favoritisme, en utilisant toujours un langage
aseptisé ? Toujours est-il que cette liste de mots et expressions « non
parlementaires » doit forcer les députés à tourner deux fois leur langue dans
la bouche avant de se lancer dans une accusation quelconque…
Niveaux de langue
Il est intéressant de
remarquer que ces mots à l'index couvrent tout l'éventail des niveaux de
langue, du vulgaire au plus élevé. Il comporte aussi beaucoup de mots et
d'expressions propres au Québec, en particulier dans le registre familier, ce
qui fait penser qu'on ne doit pas s'ennuyer sur les bancs de l'Assemblée
nationale…
Exemples de québécismes familiers :
- des noms comme boîte (fermer sa boîte; se taire,
fermer son clapet), chien de poche, deux de pique, gorlot (individu original, plaisantin,
fanfaron, niais, imbécile), menteries,
niaiseries, patronage, sépulcre blanchi (hypocrite), vire-capot;
- des adjectifs comme baveux, fin finaud, innocent, nono,
patroneux, tata, ti-coune.
- les inévitables anglicismes comme bullshit, cheap, cover-up, patronage, peddleur (colporteur, marchand ambulant, marchand qui joue des prix), yes-man, parler des deux côtés de la bouche (calque de to speak of both sides of (one's) mouth; exprimer des opinions contraire pour essayer de plaire à tout le monde; tenir un double discours, dire une chose et son contraire, ménager la chèvre et le chou).
Exemples de mots de niveau de langue élevé : arrogant, cabotin, eunuques, faussaire intellectuel, hautain, incurie, népotisme, tartuferie.
Mots en –ie
Les mots au suffixe –ie ne semblent pas avoir la cote
à l'Assemblée nationale. Parmi les mots tabous, j'en ai repérés une bonne
vingtaine : ânerie, bigoterie, bonimenterie (voir ci-dessous), bouffonnerie, cachotterie,
cochonnerie, conneries, crétinerie, démagogie, fourberie, hypocrisie, incurie, menterie,
niaiseries, picasserie (voir ci-dessous), pitrerie, supercherie, singeries, tartuferie,
tricherie, tromperie, sans compter trickery
(anglicisme; ruse, supercherie).
Mots comiques
On relève dans ces Recueils
des allusions, des comparaisons comiques :
- Ding et Dong
(en parlant de deux ministres). Ding et Dong
était un duo humoristique québécois, Serge Thériault (« Ding »)
et Claude Meunier (« Dong »),
reconnaissables à leurs habits en peau de vache.
- Dupont et
Dupond (en parlant de deux députés). Deux personnages des Aventures de Tintin d'Hergé. Les Dupond et Dupont sont
extrêmement naïfs, manipulables et peu discrets. Ils font preuve de peu de
compétences dans leur métier de détective.
- Lucky Luke du
Twitter. Lucky Luke est une série de
bandes dessinées belges de western humoristique créée par Morris. Son slogan
est célèbre : « L'homme qui tire plus vite que son ombre ».
- Madame la
marquise (en s'adressant à la Première Ministre).
- Mario-nette.
Certainement à l'adresse d'un politicien connu prénommé Mario. Je n'en dirai
pas plus.
- Le
mousquetaire de Joliette. Allusion aux Trois
Mousquetaires d'Alexandre Dumas, D'Artagnan, Athos, Porthos, Aramis.
- Pinocchio.
Allusion au personnage de fiction, héros du roman pour enfants Les Aventures de Pinocchio écrit en 1881
par le journaliste et écrivain italien Carlo Collodi. Son nez (à Pinocchio!) s’allonge à chaque mensonge…
- Ponce-Pilate.
Citoyen romain, préfet de Judée. Il
est connu pour avoir, selon les Évangiles, ordonné à l'issue du procès de Jésus l'exécution
et le crucifiement de ce prédicateur juif. Il
livra Jésus aux Juifs, en se lavant symboliquement les mains (d'où l'expression
« s'en laver les mains », c'est-à-dire décliner toute responsabilité).
- Shylock.
Usurier juif du Marchand de Venise (1596-1597),
pièce de Shakespeare.
Un mot intéressant
Bonimenteries. C'est un mot-valise, c'est-à-dire un mot
né d'un amalgame, d'une fusion, d'un télescopage de deux mots préexistants. Le
créateur du mot mot-valise, en anglais portmanteau
word, est Lewis Carroll, auteur d'Alice
au pays des merveilles. C'est une allusion à un type de valises populaire
au XIXe siècle, des valises verticales qui, en s'ouvrant, laissaient
voir deux compartiments dans lesquels on pouvait pendre des manteaux, des vestons
ou des pantalons. Comme une valise porte-manteau, un mot-valise à deux parties,
prises chacune à deux mots différents. Remarquons en passant que le français mot-valise
est un calque de l'anglais portmanteau
word et que l'anglais portmanteau
word est un emprunt partiel au français. Comme quoi les destins de ces deux
langues sont très liés.
Les anglophones ont
beaucoup exploité ce mode de formation de mots nouveaux. Exemples : brunch (breakfast
+ lunch), Brexit (Britain + exit), qui s'est décliné en Frexit, Italexit, etc.
Le français s'y est mis plus tard, mais l'exploite
désormais à plein. Exemples : franglais (français + anglais); adulescent
(adulte + adolescent); alicament (aliment + médicament); bobo (bourgeois +
bohème); au Québec : parlementeries (Parlement +
menteries), une émission de TVA; clavarder
(clavier + bavarder).
Le mot bonimenteries est une réussite. Seulement c'est
presque un hapax, un mot isolé dans un corpus donné. Dans l'ensemble de la
presse québécoise, il n'apparaît que trois fois. Les Bonimenteries sont le titre d'une pièce de théâtre de Sandra
Parenteau, Nathalie Valiquette et François Trudel (1995). C'est aussi la date
de sa première occurrence dans le corpus de la presse québécoise. On peut
supposer qu'ils en sont les créateurs.
Picasserie : Ce mot figurant dans la liste des mots
« non parlementaires » n'est attesté dans aucun des principaux ouvrages
lexicographiques du français québécois. La seule trace qu'on en trouve est sur
Internet, où il est dit que picasserie signifie tourment en dialecte angevin.
On peut proposer d'autres hypothèses. Par exemple un lapsus, picasserie au lieu
de picosserie (lui-même est un hapax). Ou encore un mot-valise picasserie
pourrait être composé de picosser + agacerie. Affaire à suivre…
Mots-clés : Assemblée nationale du Québec; Recueils de propos non parlementaires; français québécois; analyse.
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