24 juin 2025

Créolisation ou métissage ? L’erreur de Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon se trompe quand il parle de la "créolisation du français". Il se trompe sur la nature des langues créoles. Il ne connaît pas le sens du terme "créolisation" en linguistique. Il transfère sur les langues (inertes) des notions qui s'appliquent à des sociétés humaines (animées) et confond "créolisation" et "métissage". Il ignore l'existence du terme "hybridation" en linguistique.

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Dans le domaine du corpus du français, on observe de plus en plus l’apparition d’une sorte de langue hybride, qui n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé avec la langue des habitants de l’Angleterre à la suite de la conquête normande (1066). À partir de cette époque, et pendant plusieurs siècles, la langue germanique des autochtones anglo-saxons a subi l’influence des langues romanes des conquérants anglo-normands pour donner, au terme d’un long processus, la langue anglaise dans sa forme actuelle.

Une langue au lexique hétéroclite, hybride, ayant seulement conservé 26 % de mots d’origine germanique et emprunté 29 % de mots d’origine latine et 29 % d’origine française (vieux français, anglo-normand, français moderne et contemporain)[1]. Si le lexique de l’anglais a été considérablement modifié, hybridé, romanisé, par le contact des langues, la grammaire ne l’a été que très peu et le système phonologique, pas du tout.

Le français contemporain est encore loin de compter dans son corpus 29 % de mots anglais. Leur proportion doit plutôt se situer autour de 10 % à 12 %, selon les critères retenus pour décider que tel mot anglais appartient (déjà) ou n’appartient pas (encore) au français. Le rapport de force entre les deux langues ayant été inversé, un processus d’hybridation dans l’autre sens s’est mis en route, surtout à partir du XVIIIe siècle. De nos jours, ce sont les francophones qui empruntent massivement à l’anglais[2].

Ce phénomène pourrait à long terme changer complétement le visage de notre langue. Il s’agit d’hybridation, c’est-à-dire d’échanges croisés entre deux langues constituées, et non de créolisation, comme le prétend Jean-Luc Mélenchon, dans un tweet du 30/10/2023 (« La langue française est une créolisation réussie. »), en accord avec sa conviction que « la créolisation, c'est l'avenir de l'humanité ». Une déclaration qu’il a reprise et développée lors d’un colloque sur l’avenir de la Francophonie tenu à l’Assemblée nationale le 18 juin 2025.

                        https://www.lefigaro.fr/politique/elle-n-appartient-plus-aux-francais-melenchon-souhaiterait-rebaptiser-la-langue-francaise-en-langue-creole-20250623

Les créoles à base française (Haïti, Martinique, Guadeloupe, Guyane) sont nés dans des conditions très particulières. Ce sont des populations d’origine africaine, parlant des langues différentes, se retrouvant ensemble sur un territoire étranger, dans des conditions très difficiles, parce que réduites en esclavage, qui les ont créés. Pour communiquer entre elles et avec leurs maîtres, elles ont dû élaborer ex-nihilo (l’influence des langues africaines est controversée), au contact du français, d’abord un simple sabir[3], qui, au cours des siècles, s’est transformé en langue au sens plein du terme.

[Selon la linguiste spécialiste du domaine, Marie-Christine Hazaël-Massieux, la créolisation] « désigne l’ensemble des processus qui amènent des locuteurs de langues diverses à développer un moyen de communication d’abord rudimentaire, puis de plus en plus développé par approximation, interprétation et réanalyse de la langue de l’autre. Au terme de ces processus [...], on aboutit à de véritables langues [...] qui, comme toutes les langues, peuvent se développer, accéder à l’écriture, et poursuivre leur évolution[4]. »

Les créoles des anciennes colonies françaises sont nés du contact avec le français. L’essentiel de leur lexique (environ 90 %) dérive du fonds français. Ce qui les caractérise, ce sont les simplifications par rapport à la langue de contact : réduction du nombre de phonèmes et de la morphologie flexionnelle, quasi-indifférenciation du nom et de l’adjectif et du nom et du verbe, quasi-invariabilité du verbe (sous la forme de l’infinitif), système aspecto-temporel exprimé par des particules, postposition de l’article défini, etc.

Rien dans l’histoire ni dans le système du français ne ressemble à cela. Le français n’est pas né du contact avec une autre langue, mais de l’évolution du latin. Il n’a jamais été un sabir. Quand, au cours de son histoire, il a emprunté au contact d’autres langues (langues germaniques, italien, anglais), il a intégré ces emprunts dans son propre système.

Le président de La France insoumise confond créolisation et métissage. Il devrait réviser sa position sur cette notion.

[Ce texte est un extrait de mon livre Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête (Paris-Québec, Hermann-Presses de l’Université Laval, 2024, p. 172 et suiv.].

Mots-clés : Jean-Luc Mélenchon, langue française, créolisation, critique, hybridation, métissage.



[1] Voir dans Wikipedia, English Language. https://en.wikipedia.org/wiki/English_language.

[2] Les anglophones empruntent encore au français, mais beaucoup moins. Voir Julia Schultz, Twentieth Century Borrowings from French to English: Their Reception and Development, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2012.

[3] Sabirs : « systèmes linguistiques réduits à quelques règles de combinaison et à un vocabulaire limité ; ce sont des langues composites nées du contact de deux ou plusieurs communautés linguistiques qui n’ont aucun autre moyen de se comprendre » (Jean Dubois et al., op. cit., p. 415).

[4] Marie-Christine Hazaël-Massieux, Les créoles à base française, Paris, Ophrys, 2011, p. 154.

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