Devant le refus de Philippe Blanchet,
directeur des Cahiers internationaux de sociolinguistique, de publier ma
réponse à son compte rendu (entièrement à charge) de mon livre La
sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes
atterrées, dans ces mêmes Cahiers, je mets ce texte en ligne. Les
deux parties du texte en gras ont été ajoutées après ce refus.
Réponse à Philippe Blanchet Lunati
par Lionel Meney
Dans son compte rendu[1]
de mon livre[2],
Philippe Blanchet Lunati (par la suite PBL) précise d’emblée ne pas faire
partie des Linguistes atterrées (désormais les LA), ni de leurs
« soutiens ». Il aurait même « quelques réserves sur certains
éléments ou positions » (PBL, 236) contenus dans leur manifeste.
Cependant, à part « [leur] centration implicite sur la France » (PBL,
236), il ne dit pas quelles sont ces réserves. C’est dommage, car à lire son
compte rendu, on voit mal quels seraient ces points de divergence. PBL se
positionne donc en arbitre neutre, mais en réalité, ce n’est pas le cas. En ne
les examinant pas, il cautionne finalement les positions des LA, en s’efforçant
de démontrer que, d’un bout à l’autre, sans exception, je suis dans l’erreur.
Occupant la position du sachant, il livre un message très simple qui se résume
à ceci : tout ce qu’il affirme est « objectif », tout ce que je
dis est « subjectif », tout ce qu’il affirme est
« scientifique », tout ce que je dis est « non
scientifique ».
Mais cela se fait au prix
d’interprétations de mes positions, d’insinuations, de faussetés, d’amalgames
avec des personnes, dont je ne partage pas les opinions, et en l’absence de
preuves documentées.
Se fondant sur la première partie du
titre de mon livre (La sociolinguistique entre science et idéologie),
mais oubliant la seconde (Une réponse aux Linguistes atterrées),
il prétend que j’« accuse globalement “la sociolinguistique” d’être, au
moins en partie, “idéologique” ». (PBL, 236). Il est évident pour tout
lecteur de bonne foi que je « n’accuse » pas la sociolinguistique en
général d’être idéologique, mais que je critique la prétention des LA
d’utiliser certains de ses acquis pour promouvoir des positions idéologiques.
D’ailleurs, c’est une accusation
curieuse de la part de PBL, qui a écrit : « La linguistique, comme
son objet, le langage, est forcément inscrite dans le champ idéologique. Elle
doit pouvoir, consciente de ses implications, et avec elle, les linguistes et
les locuteurs, s’engager de son point de vue dans les débats et dans l’action
socio-politique. L’homme de science n’est pas en dehors de l’idéologie. […] Sa
tâche est de conscientiser et d’assumer les idéologies, car ni lui, ni la
science, ni son objet ne sont jamais neutres, objectifs, et exempts d’idéologie.[3] »
Qui donc « accuse
globalement » la sociolinguistique d’« idéologie » ? Depuis
1992, PBL a-t-il abandonné cette idée, ou alors comment faut-il comprendre son
accusation à mon égard ?
Pour critiquer ce qu’il prétend être
mes positions, PBL adopte un ton apparemment modéré, mais chargé
d’insinuations, utilisant beaucoup le verbe « sembler » :
« Il semble[4] d’ailleurs
n’avoir pas bien identifié la cible du Tract. » (PBL, 237) ;
« LM semble ignorer que l’un des fondements de la sociolinguistique
a été […]. » (PBL, 243) ; « LM ne connait apparemment que
les normes prescriptives. » (PBL, 243). À propos de mon étonnement de ne
pas voir de linguistes africains parmi les LA, il va plus loin dans
l’insinuation en sollicitant mon texte : « Sous-entendu : soit
[les LA] n’ont aucune relation avec des collègues africains et c’est le signe
d’un problème, soit ils en ont mais ont préféré les tenir à l’écart. LM les
accuse même de ne pas avoir choisi de corédaction africaine parce que
“selon les LA, les Africains seraient ‘victimes’ des ‘idées fausses’ sur la
langue”. » (PBL, 238). C’est PBL qui décide de l’existence d’un
sous-entendu. La locution causale parce que n’est pas de moi, mais de
lui.
En fait, je ne suis pas le seul à
m’étonner de cette absence : « L’un de leurs thèmes, dit Louis-Jean
Calvet, était “non, le français n’appartient pas à la France”. Mais ils
se présentaient comme “linguistes de France, de Belgique, de Suisse et du
Canada” et l’on pouvait être étonné que, faisant allusion aux “francophonies
des Suds”, leur ouvrage ne soit signé que par des linguistes de pays
francophones du Nord.[5] »
Étonné, lui aussi comme moi, sans plus…
Ce n’est pas le seul cas de
sollicitation de mon texte. PBL prétend que, pour moi, « “social” voudrait
donc forcément dire de gauche », alors que je ne parle pas du
« social », mais des « enjeux sociaux », en général, sans aucune
connotation. Et, grâce à cette interprétation, de conclure « Ne serait-il
pas “de droite”, finalement, et piloté par cette option politique au filtre de
laquelle il perçoit le Tract ? » (PBL, 241). Il ne voit pas, ou ne
veut pas voir, que je ne défends pas une idéologie droitière, mais que je
critique l’utilisation de certains acquis sociolinguistiques à des fins
idéologiques. J’aurais la même attitude vis-à-vis d’idéologies linguistiques de
droite. Il prétend aussi que je serais « incapable de remettre en question
le fait […] que l’écriture ne s’arrête pas à sa forme orthographique. »
(PBL, 242). J’ai enseigné pendant plusieurs décennies la rédaction dans des
programmes universitaires professionnels (traduction, rédaction technique,
etc.) et j’aurais dit cela ? Ou encore, alors que je défends l’existence
en français d’un genre neutre marqué par le masculin, il ajoute « d’où l’extension
de la valeur “neutre” pour parler des humains en général ou au
pluriel. » (PBL, 244). L’« extension » n’est pas de moi. À part on
et quelqu’un, tous les exemples que j’ai examinés dans le livre
concernent des êtres inanimés (LM, 63-64).
Tout à sa lecture biaisée, il arrive
à PBL de soutenir carrément le contraire de la vérité. Ainsi « il ne lui
vient pas à l’idée, dit-il en parlant de moi, de remettre en question
l’orthographe du français, ses complications, ses incohérences, ses contradictions
logiques » (PBL, 241). Pourtant, dans le livre, je dis que « c’est un
désir légitime [de la réformer] tant l’orthographe française compte
d’aberrations, de contradictions, d’exceptions » (LM, 24-25). PBL l’a-t-il
lu de manière impartiale ? Est-il vraiment « objectif » ?
Purisme
PBL me taxe de purisme au motif que
je fais une distinction entre la Seconde Guerre mondiale et la
Deuxième Guerre mondiale : « Histoire de faire savoir, dit-il,
qu’il connait cette prescription de distinction lexicale normative, non
utilisée voire inconnue par une grande quantité de francophones. » (PBL,
240). Prescription non utilisée ? Il devrait consulter les titres des
ouvrages des historiens sur la période. Il découvrirait que ceux-ci parlent
tous de la Seconde Guerre mondiale et non de la Deuxième (en
attendant la Troisième ?). Tous les voyageurs savent que la
SNCF vend des billets de seconde classe et non de deuxième classe,
car il n’y a pas, chez elle, de troisième classe… En fait, il confond
purisme et propriété ou précision des termes. Sur le purisme, dont il m’accuse
sans autre « preuve », je me suis prononcé plusieurs fois. En voici
un exemple :
« Le puriste est mu par une
conception esthétique du langage. Il considère que la langue d’autrefois était
plus “pure”, plus “belle” que celle d’aujourd’hui. Il considère aussi l’emprunt
à une langue étrangère comme un élément perturbateur, affectant la “pureté”,
donc la beauté de sa langue. […]. Vis-à-vis des anglicismes, il éprouve en
réalité un fort sentiment d’insécurité, étant convaincu qu’ils représentent une
menace pour la survie de sa langue. En fait, il fait preuve
d’intolérance : le rejet de l’emprunt, c’est aussi le rejet de l’altérité;
d’esprit de supériorité : il sait détecter les impuretés que les autres ne
voient pas et y remédier ; d’autoritarisme : il veut imposer sa
conception de la langue à ses concitoyens ; et finalement
d’idéalisme : il est convaincu qu’il peut agir pour changer la langue,
qu’“épurer” la langue de ses anglicismes écarte la menace d’assimilation, alors
qu’en réalité cela ne diminue en rien la force de l’anglais, qui réside dans un
tout autre domaine, celui du pouvoir économique.[6] »
Sociolinguistes vs
« Structurolinguistes »
« Ce faux débat [sur
l’intelligibilité ou non des SMS], selon PBL, n’est qu’un avatar de
l’opposition historique entre sociolinguistes et structurolinguistes. […] LM
semble ignorer que l’un des fondements de la sociolinguistique a été,
précisément, de ne pas s’inscrire en complément mais en contradiction de cette
linguistique réductrice et réfutée parce qu’aveugle au caractère social
déterminant des langues. » (PBL, 243). PBL est très heureux de sa
trouvaille terminologique, mais opposer sociolinguistique et linguistique
structurale, comme il le fait, est réellement réducteur et contre-productif.
Cela remonte au passé, aux origines de la sociolinguistique, quand il fallait
se libérer de l’étude des systèmes linguistiques stricto sensu, mais ce n’est
plus vrai de nos jours et, d’ailleurs, cela ne l’a jamais été. Les deux
approches ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. La
sociolinguistique ne peut pas se dispenser de faire des analyses structurales
ou, quand elle s’en dispense, elle tombe justement dans le travers de
l’idéologie. PBL range-t-il Labov parmi les « structurolinguistes »,
quand ce dernier voit la nécessité d’analyser « les conflits de structures
entre l’anglais standard et l’anglais non standard » des Noirs
américains ? Quand il se demande « dans quelle mesure une
compréhension des différences structurelles entre le VNA et la langue standard
peut-elle aider les institutrices à apprendre à lire à leurs élèves ?[7] »
Peut-on prendre position sur la féminisation des noms de profession sans faire
au préalable l’analyse du système morphologique du genre en français ?
Idem sur l’existence ou la non-existence d’un genre neutre en français ?
Suffit-il de dire que l’accord du participe passé avec avoir « se
fait de moins en moins » (sur la base de quelles preuves ?) pour
demander sa suppression, sans analyser le fonctionnement du système afin d’en
comprendre la logique ?
Un pamphlet
PBL m’accuse d’adopter « un ton
incontestablement vindicatif et même injurieux » (PBL, 237), d’utiliser
une « ironie superflue » (PBL, 237), etc. Il oublie que le manifeste
des LA est un pamphlet (avec le style propre à ce genre littéraire),
c’est-à-dire « un texte court, polémique et engagé, dans lequel un ou
plusieurs auteurs s’impliquent personnellement pour critiquer une personne, une
institution ou dénoncer un système idéologique afin d’éveiller les consciences
et de provoquer une réaction. » Cette définition correspond exactement au
programme annoncé par les LA, qui se résume à ceci : « Nous,
linguistes… [dénonçons] les idées fausses sur la langue… diffusées dans les
programmes scolaires, par les médias, les puristes, l’Académie française…, il y
a urgence à y répondre… notre combat est un combat démocratique »… Ils
attaquent nommément des institutions et surtout des gens (les
« puristes », les académiciens « sans aucune formation
linguistique », les lexicographes de l’Académie, qui ne sont pas
« des linguistes », mais de simples « agrégés de
lettres »). Ils clouent au pilori une dizaine de personnalités pour leurs
positions sur la langue, etc. PBL, de son côté, porte directement contre moi
une tout autre accusation : « LM est manifestement aussi mal informé
que mal intentionné. » (PBL, 239). « Mal intentionné » ?
L’accusation sans fondement flirte plus avec l’injure, voire plus, que
l’ironie, même « superflue »…
Maria Candea, membre des Linguistes
atterrées, déclare qu’elle n’a pas de temps à perdre à lire mon livre et me
traite de provocateur parce que je défends « des idées contraires à celles
que nous défendons [elle et ses collègues] et nous enseignons en
sociolinguistique ». Quant à Albin Wagener qui, lui non plus, ne lira pas
mon livre, il se croit supérieurement intelligent en citant la loi de
Brandolini, selon laquelle « la quantité d'énergie nécessaire pour
réfuter des sottises […] est supérieure à celle nécessaire pour les
produire[8] » Dire que le livre des Linguistes
atterrées a été publié dans la collection Tracts, dont le but, selon son
initiateur, Antoine Gallimard, est de susciter des débats… Décidément, il y a quelque chose
de pourri au royaume de certains sociolinguistes…
Erreur de ciblage
PBL considère que j’ai commis une
erreur de ciblage en ne visant pas, dans ma réponse, les « lecteurs et
lectrices du Tract » et en publiant dans une maison spécialisée en
linguistique. J’aurais peut-être dû lui demander conseil, mais les nombreux
échos positifs reçus de collègues et de confrères et consœurs en Europe et au
Canada, ainsi que les comptes rendus déjà publiés montrent bien que je ne me
suis pas trompé de cible. Pour Louis-Jean Calvet, « [Lionel Meney] pose
une vraie question, celle des rapports entre la passion et la raison, ou si
l’on préfère entre la politique et la science.[9] »
Idées fausses
Lorsqu’on prétend comme les LA
s’appuyer sur la science pour dénoncer les « idées fausses » sur la
langue, on devrait s’assurer de ne pas faire d’erreurs grossières.
Contrairement à ce que pense PBL (237), la brièveté de l’ouvrage n’excuse pas les
fautes, comme par exemple :
· « L’anglais ne connaît
pas de genre grammatical » (LA, 18). À quoi correspondent les oppositions he/she/it ?
· L’Académie française,
« depuis le XIXe siècle, ne suit plus l’évolution de la
langue » (LA, 23). Qui a entériné les rectifications
orthographiques ? Qui officialise les néologismes en remplacement des
anglicismes ? Comment ont évolué les définitions de certains mots comme « mariage »
dans la dernière édition du dictionnaire ?
· L’idée d’une
« dégradation » de l’orthographe est « une illusion » (LA,
31). Les études scientifiques comme celle de la DEPP montrent à l’évidence une
dégradation de la maîtrise de l’orthographe des élèves sur une longue période[10].
Idéologie
PBL va puiser dans le Trésor de la
langue française la définition d’idéologie. Il doit descendre jusqu’à la 4e
acception traitée dans le TLF pour ne retenir que la péjorative :
« Terme dépréciatif qui semble signifier pour lui [LM] “convictions
visant une action politique / politicienne partisane répandues par une propagande”.[11] »
(PBL, 236).
Faut-il rappeler qu’une idéologie
est : 1) un système de représentations, 2) s’appuyant sur un corpus de
connaissances, 3) en vue d’agir sur la société ?
« Les idéologies, selon Raymond Boudon[12],
sont des systèmes d’idées relatives au social. […]. J’inclus dans cette
catégorie aussi bien l’histoire et l’économie que l’anthropologie, la
sociologie ou la science politique. » (p. 105). PBL (1992), lui-même, y
ajoute la sociolinguistique (voir citation ci-dessus). « Les idéologies
modernes […] s’appuient sur un abondant corpus de théories
scientifiques. » (p. 35). « L’idéologie comme système de
représentation se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale
l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de
connaissance). » (p. 31). « L’idéologie se développe aussi au cœur
même du travail scientifique. » (p. 210). PBL (1992) soutient et assume
cette idée (voir citation ci-dessus).
Le projet des LA entre tout à fait
dans cette définition. Ils présentent d’emblée comme la vérité scientifique un
système de représentations fondé sur un certain nombre de connaissances en vue
d’agir sur la société. Leur démarche, selon eux, est un « combat » :
« Le combat des linguistes est un combat démocratique » (LA, 58).
Ils se positionnent explicitement
contre les idéologies linguistiques dominantes (élitistes, conservatrices),
contre la France (protectionniste de sa langue et de sa culture), les Français
(qui se croient propriétaires du français, n’appliquent pas le multilatéralisme
dans le domaine linguistique)[13],
l’Académie française (pour son conservatisme, son incompétence et… sa paresse),
les lexicographes français (parisiano-centrés), le Ministère de l’Education
nationale (pour ses programmes scolaires), le Ministère de la Culture (pour sa
position « puriste » sur la langue), les médias (pour les
« idées fausses » qu’ils diffusent), les « puristes », les
« nationalistes » (pour leur lutte contre les anglicismes), des
personnalités de droite, voire d’extrême droite (toutes françaises) comme
Maurice Druon, Alain Finkielkraut ou Renaud Camus (pour leur purisme, leur
déclinisme, voire leur catastrophisme dans le domaine de la langue)[14],
le « mépris de classe »…
Les idéologies qu’ils combattent sont
le miroir inversé de leur propre idéologie. Ils se positionnent en promoteurs
de la défense de ce qu’ils appellent les « victimes » (LA, 47) de
l’idéologie linguistique dominante, vilipendées ou réduites au
« mutisme » (LA, 58), valorisant les variations linguistiques, la
« créativité » de l’écriture numérique, le français parlé plutôt que
l’écrit, celui des jeunes, des provinciaux, des pauvres et des Belges (sic),
la libération vis-à-vis de la norme franco-française, la rectification de
l’orthographe, la féminisation des noms de profession (déjà acquise),
l’écriture inclusive[15], niant
le danger de la pression de l’anglais sur le corpus et le statut du français…
Le but est clair :
décrédibiliser les idéologies dominantes pour les supplanter et prendre, dans
la société, le leadership dans le champ de la langue. « Le champ
scientifique, selon Pierre Bourdieu, […] est le lieu […] d’une lutte de
concurrence qui a pour enjeu spécifique le monopole de l’autorité scientifique.[16] »
Voilà qui explique les coups de butoir des LA contre les autorités
linguistiques en place, entre autres contre l’Académie française.
Jugements de valeur
Prisonnier de son interprétation
étroite et péjorative de l’idéologie, PBL « n’a pas vu de position
idéologique ou de jugements de valeur particuliers » (PBL, 236) dans le
manifeste des LA. Pourtant, le Tract contient de nombreux jugements
impossibles à vérifier, encore moins à démontrer, dans un sens ou comme dans
l’autre.
« Les linguistes sont les
scientifiques de la langue. Quand on est linguiste, affirment les LA, on ne se
demande pas si les anglicismes, les parlers jeunes, le rap, les tics de
langage, l’orthographe rectifiée, l’écriture inclusive…, c’est bien ou mal. On
observe les faits linguistiques. » (LA, 54-55).
En réalité, les LA enfreignent
constamment cette déclaration de principe. Quelques exemples :
· Les anglicismes :
« Le mélange, l’impur sont signe de vitalité pour une langue » (LA,
20). Comprendre : plus une langue emprunte (les anglicismes, par exemple),
plus elle fait preuve de vitalité. Ce jugement n’est fondé sur aucune étude. On
a du mal à comprendre pourquoi une langue, qui ne crée plus par ses propres
moyens, ferait preuve de vitalité.
· Le parler jeunes :
« Le français n’est pas “massacré” par les jeunes » (LA, 44) ;
« Les jeunes n’écrivent pas de plus en plus mal » (LA, p. 31).
Comprendre : les jeunes en bloc, comme catégorie sociale, parlent bien et écrivent
bien. Comment le prouver ?
· L’orthographe :
« Réformer l’orthographe est un nivellement par le haut » (LA, 34).
Curieux jugement : nivellement par le haut de quoi ?
· Les écritures
numériques : « Le français sur internet et les réseaux sociaux
n’est pas un mauvais français. » (LA, 37) ; « Les études
scientifiques montrent la très grande richesse des écritures numériques. »
(LA, 40). Les chercheurs cités par les LA eux-mêmes à l’appui de leurs
affirmations sont moins enthousiastes, c’est le moins qu’on puisse dire…
· L’Académie française :
« Les pays francophones du Nord n’accordent de toutes façons aucun crédit
à l’Académie de la France. » (LA, 25). Comment se mesure le « crédit
accordé » par un ensemble de « pays » à une institution ?
Aucune étude n’est fournie.
Simple observation des faits
linguistiques, disiez-vous ?
Rapport à l’anglais
Les LA traitent la question de la
pression de l’anglais sur le français, non seulement sur son corpus, mais
aussi, et surtout, sur son statut, son emploi, d’une manière étonnamment
superficielle pour des sociolinguistes. Leur position se résume à des affirmations,
des jugements de valeur, qui ne s’appuient sur aucune étude scientifique. Ce
qui fait dire à Vincent Doumayrou : « En réalité, le livre est un
simple ouvrage d’opinion, mais d’opinions proférées avec l’assurance du sachant.[17]
» Exemples :
· « Les anglicismes […] ne
mettent pas notre langue en danger. » (LA, 5).
· « Le français n’est pas
“envahi” par l’anglais. » (LA, 16).
· « Les notions brandies
par les puristes, dont “le franglais” […], n’ont pas d’assise
scientifique. » (LA, 17).
· « L’anglais et le
français sont des langues cousines. » (LA, 18).
· « Bien sûr, l'anglais
aujourd'hui est LA langue dominante à l'échelle planétaire. » (LA, 21).
Cette dernière constatation, la seule
qu’on puisse appuyer sur des données objectives, chiffrées, devrait stimuler
des programmes de recherches parmi les sociolinguistes, dont la fonction est
d’étudier les rapports de la langue et de la société. Mais ce n’est pas le cas.
Les LA, qui s’aventurent dans ce domaine sans, visiblement, y connaître rien,
n’en diront pas plus sur les conséquences sur l’emploi du français. Toutes
affirmations sans la moindre preuve, sans citer la moindre étude scientifique.
Louis-Jean Calvet a bien noté la
faille : « Lorsque que [LM] souligne que les LA “traitent avec
désinvolture, par-dessus la jambe, la question de l’anglais sur le français”,
il met le doigt sur un point important. Leur livre s’attache en effet
essentiellement à minimiser les emprunts à l’anglais et le franglais, mais ils
semblent totalement ignorer la géopolitique linguistique : dans l’enseignement
(et les professeurs de FLE le savent bien) comme dans la diplomatie, l’anglais
réduit le français à la portion congrue. Le plus bel exemple en est l’Union
Européenne dans laquelle il est la langue largement dominante alors même que
depuis le Brexit aucun pays membre ne l’a choisi comme langue officielle.[18] »
PBL, lui non plus, n’a rien vu. Il
conteste même l’idée que le français subit une menace de la part de
l’anglais : « Au Canada, […] on a peut-être cette perception, même si
elle peut quand même apparaitre exagérée, en tout cas pour le Québec. Mais il
est clair que ce n’est absolument pas ce qui est train d’arriver au français en
France, où il est hégémonique (y compris dans la vie scientifique contrairement
à ce que dit LM, sauf publications dans certains domaines scientifiques et pas
dans tous, loin de là) et occupe de plus en plus d’espaces sociaux au fur et à
mesure que les autres langues sont affaiblies. » (PBL, 242).
PBL est mal informé, qu’il s’agisse
de la situation au Québec et même en France. Les recensements canadiens
montrent une diminution constante du nombre de francophones : quasi
disparition dans l’Ouest canadien, lente érosion en Acadie et diminution même
au Québec. Selon Statistique Canada, le pourcentage de francophones à l’échelle
du pays est passé de 27,5% en 1971 à 22% en 2021. Au Québec même, le poids
démographique des francophones a diminué, passant de 80,6% à 74,8%. La ministre
fédérale des Langues officielles a déclaré que « le français était menacé
au Canada, y compris au Québec » (2022). On ne parle que du nombre de
Canadiens capables de parler français. On ne parle même pas de l’emploi du
français dans la vie économique, au travail, ni de la progression de l’anglais
à Montréal dans les affichages et les commerces.
En France, pour des raisons
idéologiques, on ne procède pas à des recensements linguistiques. Pourtant, ce
serait très utile pour la compréhension de bien des situations (nombre exact de
francophones, de locuteurs de langues régionales, de langues autochtones, de
langues de l’immigration, niveau de bilinguisme français-anglais, etc.). PBL ne
voit le problème que par le petit bout de la lorgnette. Seul semble
l’intéresser le rapport français/langues régionales. Il ne comprend pas qu’une
langue puisse être à la fois dominante et dominée. C’est le cas du français,
dominant sur son territoire par rapport aux langues régionales, mais menacé par
l’anglais sur le territoire national et partout ailleurs dans le monde (en
particulier en Afrique), ainsi que dans de nombreuses sphères d’activités.
J’ai montré dans un livre récent[19]
que le français a perdu des territoires entiers (diplomatie, recherche,
commerce, etc.) au profit de l’anglais. Prétendre que « dans la vie
scientifique », le français est « hégémonique » comme le fait
PBL, sans fournir aucune preuve documentée, c’est faire preuve de
méconnaissance. Selon Vincent Larivière et Nadine Desrochers (Université de
Montréal), en France, entre 1980 et 2014, la proportion d’articles en sciences
humaines en anglais est passé de 30% à 82%. Celle d’articles écrits en
français, de 70% à moins de 20%[20]. Selon
le Baromètre français de la Science Ouverte (BSO), pour les sciences humaines
et sociales, le pourcentage des publications en français est passé, de 2013 à
2020, de 23% à 16%. Pour l’ensemble des publications françaises, en 2023, 83%
étaient en anglais, 17% en français[21]. Selon
les grandes bases de données internationales (Scopus, Web of Science, etc.), au
niveau mondial, l’anglais représente plus de 80 à 90% des publications, le
français ne dépasse pas les 2 à 3%. La situation est encore pire dans les
sciences dures, celles de la nature et la médecine, où l’anglais jouit d’un
quasi-monopole, même parmi les chercheurs francophones. Visiblement, PBL et moi
n’avons pas la même définition d’hégémonie.
Attachement
À propos de son rapport au français,
PBL fait une confidence saugrenue dans un tel contexte : « Je n’ai
pas d’attachement particulier à la langue française, dit-il, que ce soit sous
une forme normative ou dans ses variations et variétés. Je ne parle jamais du
français en disant “notre langue” comme le font les LA ou LM. » (PBL,
236). Les LA et moi avons donc au moins une chose en commun (en fait, il y en a
d’autres, car je ne critique pas les acquis, mais leur interprétation
idéologique), tandis que PBL se met en dehors de « notre » groupe. Le
français n’est pas « sa » langue. C’est son droit. Cela explique
peut-être la manière un peu méprisante dont il parle de la « langue
“locale” des Québécois » (PBL, 239). Ce doit être très pénible de devoir
parler, écrire, publier dans une langue pour laquelle on n’éprouve aucun
« attachement particulier ». Mais alors, pourquoi ne pas choisir de
le faire dans une autre langue ?
Un sociolinguiste a déjà établi la
notion de glottophobie, ce qui laisse supposer l’existence de celle de glottophilie.
Les Québécois seraient glottophiles, à cause de leur « attachement
particulier » au français, et glottophobes, quand on veut leur
imposer l’anglais. Il conviendrait donc de définir ce nouveau phénomène :
l’absence d’attachement pour une langue. Cela pourrait s’appeler quelque chose
comme la glotto-apathie…
PBL conclut son compte rendu par un
procédé polémique connu, qui consiste à renvoyer la balle : « On
pourrait presque reprendre ses propos mot à mot : se proposant de réfuter les
idées présentées sur la langue par les LA, LM aligne en réalité mécompréhensions,
contradictions, erreurs de méthode, fausses vérités et vraies faussetés. »
(PBL, 244). CQFD… C’était ce qu’il voulait démontrer d’entrée de jeu. Avec tous
les biais que j’ai dénoncés et en se dispensant de dire ce qu’il pensait vraiment
des positions de LA.
Mais tout le monde ne partage pas son
point de vue. Marc Fryd note « le riche argumentaire que déploie Lionel
Meney dans son ouvrage. Il a lu le Tract très attentivement et, fort
d’une bonne connaissance des thèmes abordés, parvient sans peine à proposer une
convaincante réfutation des thèses qui y sont exposées[22]. »
Quant à Louis-Jean Calvet, il conclut : « Lionel Meney a lancé un
véritable brûlot. […]. Sa conclusion est attendue : “Se proposant de
réfuter les idées reçues sur la langue, les LA alignent en réalité poncifs,
contradictions, fausses vérités et vraies faussetés”. L’ennui est qu’il n’a
pas tout à fait tort[23]. »
Bibliographie
Baromètre français de la science
ouverte (BSO), « Quelles
sont les langues de publication ? », données mises à jour le 2
décembre 2024. Lien : https://barometredelascienceouverte.esr.gouv.fr.
Blanchet, Philippe, Le provençal. Essai de
description sociolinguistique et différentielle, Louvain-la-Neuve, Peeters,
1992.
Boudon, Raymond, L’Idéologie ou l’origine des
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Mots-clés : polémique,
idéologie, sociolinguistique, langue française, Linguistes atterrées,
Linguistes atterré.e.s, Le français va très bien, merci, Lionel Meney, Philippe
Blanchet, Philippe Blanchet Lunati, Maria Candea, Albin Wagener.
[1] Paru dans les Cahiers internationaux de sociolinguistique, n° 26,
2025-1, p. 236-244.
[2] Lionel Meney, La sociolinguistique entre science et idéologie. Une
réponse aux Linguistes atterrées, Limoges, Lucas-Lambert, 2024 et
Québec, Presses de l’Université Laval, 2025.
[3] Philippe Blanchet, Le provençal. Essai de
description sociolinguistique et différentielle, Louvain-la-Neuve, Peeters,
1992, p. 27-28.
[4] Dans ce texte, tous les soulignements sont de moi.
[5] Louis-Jean Calvet, « Science et idéologie : la langue française au
filtre d’un débat », Le français dans le monde, n° 457, mars-avril
2025. Le gras est de l’auteur.
[6] Lionel Meney, Le français québécois entre
réalité et idéologie. Un autre regard sur la langue. Étude sociolinguistique,
Québec, Presses de l’Université Laval, 2017, p. 602.
[7] William Labov, Le parler ordinaire. La langue
dans les ghettos noirs des États-Unis, Paris, Éditions de Minuit, 1978,
p. 27 et p. 31.
[8] Aimable échange ayant eu lieu le 12 janvier 2025 sur le site de
diffusion du Réseau francophone de sociolinguistique (RFS).
[9] L.-J. Calvet, art. cité.
[10] Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance
(DEPP), « Les performances en orthographe des élèves de CM2 », note
d’information n° 22.37, décembre 2022.
[11] PBL emploie ici encore le verbe « sembler ». Peut-il dire où
il a vu le mot « propagande » dans mon livre ?
[12] Raymond Boudon, L’Idéologie ou l’origine des
idées reçues, Paris, Fayard, 1986.
[13] Citation des LA (14-15) : « Le temps est venu que les Français
appliquent à la francophonie le multilatéralisme qu’ils défendent, car les
pressions entre les différentes légitimités augmentent comme dans une
cocotte-minute [sic]. » Curieuse accusation. Quelles pressions
« les Français » exercent-ils sur le français en dehors de
l’Hexagone ? Empêchent-ils la Belgique, la Suisse ou le Québec de choisir
le français qu’ils veulent utiliser ?
[14] Devrais-je préciser, pour éviter tout amalgame, que lorsque je note
cela, cela ne signifie pas que j’appuie leurs positions ?
[15] PBL introduit de son propre chef les points médians dans l’expression
Linguistes atterrées, ce que les LA eux-mêmes n’ont pas fait, préférant
le grisé. Cela indique qu’il n’y avait pas consensus dans le groupe autour de
l’écriture inclusive. La discrétion avec laquelle ils traitent la question (un
seul paragraphe, un style neutre, le minimum syndical…) le montre bien. Il
conviendrait de respecter leur choix.
[16] Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 2, n° 2-3, 1976, p. 89.
[17] Doumayrou, Vincent, « Les Linguistes atterrés se prosternent devant
la domination de l’anglais », blog dans le Club de Médiapart, 25-08-2025.
[18] L.-J. Calvet, art. cité.
[19] Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais.
Enquête, Québec-Paris, Presses de l’Université Laval-Hermann, 2024.
[20] Vincent Larivière et Nadine Desrochers,
« Langue et diffusion de la recherche : le cas des sciences humaines
et sociales », ACFAS magazine, 2015.
[21] Baromètre français de la Science Ouverte,
« Quelles sont les langues de publication ? », données mises à
jour le 2 décembre 2024.
[22] Marc Fryd, compte rendu de l’ouvrage de
Lionel Meney, Observatoire d’éthique universitaire, 16-12-2024.
[23] L.-J. Calvet, art. cité.