30 mai 2025

Cranberries et canneberge: le double langage d'Ocean Spray

La coopérative agricole américaine OceanSpray, spécialisée dans la production de canneberges, s'est lancée sur le marché français en 2006. Il est intéressant d'observer le double langage utilisé par cette société pour vendre ses produits, selon qu'elle s'adresse à ses clients canadiens francophones ou à ses clients français.

Considérant certainement que le terme anglais cranberry serait plus vendeur auprès des consommateurs français, friands d'exotisme (et considérés comme un peu snobs ?), elle commercialise en France tous ses produits sous ce nom. Elle a deux sites Internet différents, un Global Site, qui héberge celui pour la France, et un site bilingue anglais-français à l'intention des seuls consommateurs canadiens. Sur le site canadien, OceanSpray vend des canneberges ; sur le site français, des cranberries… et pourtant c’est le même petit fruit… Un seul référent (Vaccinium macrocarpon), mais deux désignations : cela va à l’encontre des principes de base de la terminologie...

Sur le site à l'intention des Français, on trouvait en 2011 une pub du plus grand comique, pub qui est passée régulièrement sur les télés[1]. On y voyait deux « producteurs de cranberries », en cuissardes au milieu d’un champ de « cranberries ». Ces producteurs, au fort accent québécois, se présentaient d’abord à leurs « cousins français » (beau cliché !), puis ils annonçaient fièrement : « Dans ces champs, on cultive des cranberries ». Avez-vous déjà entendu des producteurs québécois de canneberges dire qu’ils cultivent des « cranberries » ?

https://www.youtube.com/watch?v=3QoK20TpjdU&t=30s 

La suite de la pub était aussi risible pour toute personne connaissant en tant soit peu le français du Québec. Un des deux producteurs (de « cranberries ») déclarait même que « c’est sympa [sic] aussi, d’en manger en fin de soirée » (toujours des « cranberries »). Visiblement les marketeurs d’OceanSpray (prononcé « ochéanne sprê » – [ɔʃean spʁɛ] – par une voix féminine française, ainsi que par nos deux producteurs « québécois »), ne connaissaient pas les usages linguistiques des Québécois, producteurs de « cranberries » ou pas, c'est le moins qu'on puisse dire. Avez-vous déjà entendu quelqu'un, au Québec, dire « ochéanne sprê » ? Dans cette prononciation, il y a deux écarts au français québécois ...

La simple honnêteté aurait voulu qu'ils disent au moins dans leur dialogue « la cranberry, qu'on appelle canneberge ici, au Québec ». Mais voilà, patatras ! ça fichait en l'air leur plan com !!! Qui consistait à jouer sur la sympathie naturelle qu'inspirent les Québécois aux Français pour vendre leur produit sous un nom anglais… que les Québécois se refusent d’employer.

Sur le site français, on explique que la « cranberry » a connu plusieurs noms dans l'histoire. Tous y passent, les Amérindiens, les Néerlandais, les Allemands, tous sauf les Canadiens français : « Les Indiens de l'Est la désignaient sous le nom de "sassamanesh", tandis que les Pequots de Cape Cod et les tribus Leni-Lenape du South Jersey l’appelaient "ibimi" ou "baie amère" et les Algonquins du Wisconsin "atoqua". Mais ce ne fut que lorsque les colons néerlandais et allemands la baptisèrent "crane berry", car la fleur de la cranberry ressemble à la tête et au bec d'une grue ("crane" en anglais) que le fruit obtint le nom qu'on lui connaît aujourd’hui : "cranberry". » [site français OceanSpray.fr]. Tous les noms, sauf les noms québécois atoca, mot amérindien encore employé pour désigner la traditionnelle « dinde aux atocas », et français canneberge...

Sur le site canadien, la fin de l’explication est bien différente : « …"cranberry" en anglais, mot à partir duquel le français a créé anciennement la forme fortement francisée "canneberge". C'est ce nom qui lui est resté. » [site canadien OceanSpray.ca]. Les Français n’ont pas droit à ce petit bout de phrase auquel ont droit les francophones du Canada… Ce nom est resté pour les Canadiens, pas pour les Français...

Qu'on ne nous objecte pas qu'il n'y avait pas de nom français pour désigner ce petit fruit. Le mot canneberge est attesté depuis au moins 1665. Le Dictionnaire de l’Académie, édition de 1762, lui consacre un article : « CANNEBERGE. s. f. ou COUSSINET DES MARAIS Plante qui croît dans les marais & autres lieux humides. Elle porte de petites baies succulentes d'un goût agréable, & bonnes à manger. Ces baies, les feuilles & la racine de cette plante sont détersives & astringentes. » Pierre François-Xavier de Charlevoix l’emploie dans sa Description des plantes principales de l’Amérique septentrionale (Nyon fils libraire, Paris, 1744). Dans Les Natchez, Chateaubriand écrit : « Après avoir fait un repas de racines de canneberges, la voyageuse reprit sa route. ». Il figure dans Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré (1874) ...

Il est intéressant aussi de comparer les sites canadiens en anglais et en français et le site pour les Français. On y décèle les contorsions que la « localization[2] » impose aux marketeurs. Comparez

·         la version canadienne en anglais :

« The Larocque family have been Canadian cranberry growers for Ocean Spray since 1958. Louis-Michel, his wife, Geneviève, and their son, Édouard, live and breathe farming. Inspired by a trip to Cape Cod’s cranberry bogs in 1938, Louis-Michel’s grandfather, Edgard, was a pioneer who brought the crop to Quebec. »

·         la version canadienne en français :

« La famille Larocque cultive la canneberge pour Ocean Spray depuis 1958. Louis-Michel, son épouse, Geneviève et leur fils, Édouard, vivent et respirent l'agriculture [sic]. Inspiré par un voyage aux tourbières à canneberge de Cape Cod en 1938, le grand-père de Louis-Michel, Edgard, a été un des pionniers qui a rapporté cette culture au Québec. »

Exit cranberries, mais aussi exit Canadian. Au Québec, étant donné la force du sentiment national(iste), l’emploi de l’adjectif « canadien » est délicat. Mieux vaut s’abstenir de l’utiliser.

·         et la version pour les Français :

« La famille Larocque est productrice canadienne de cranberry pour Ocean Spray depuis 1958. Louis-Michel, son épouse, Geneviève et leur fils, Édouard, sont très passionnés par leur ferme. Inspiré par un voyage dans les tourbières de cranberry du cap Cod en 1938, le grand-père de Louis-Michel, Edgard, fut un pionnier qui apporta la récolte au Québec. »

Exit la canneberge, bonjour la cranberry. Et retour sans risque de l’adjectif « canadien », les Français ne faisant pas toujours la différence entre le Canada et le Québec.

Observez aussi les maladresses de traduction (« vivent et respirent l’agriculture », « productrice canadienne, très passionnés par leur ferme », « un pionnier qui apporta la récolte au Québec »). Google Translation ne ferait pas pire. Heureusement, en France, tous les distributeurs de canneberges n’ont pas copié le choix d’Ocean Spray. Voilà des gens qui respectent leurs clients francophones.

Mots-clés : anglicisme, cranberries, canneberges, atoca, double langage, Ocean Spray.



[1] Cette publicité est encore visible en 2025 sur Youtube à l'adresse: https://www.youtube.com/watch?v=3QoK20TpjdU.

[2] Localization: (translation studies, chiefly software, marketing) The act, process or result of adapting translated text to fit a local culture; domestication. (Wiktionary).

 

Comment peut-on être polyglotte?

Présentation pour le lancement de « La langue du cœur et celle de la raison. Entretiens » par Lionel Meney et Hans-Jürgen Greif (éditions 8, Québec, 2025).

Je commencerai par une anecdote. A une dame qui lui demandait combien de langues il parlait, le grand linguiste français, Antoine Meillet, aurait répondu : « Oh, madame, une seule seulement, et encore très mal ! » Hans-Jürgen Greif, lui, en parle au moins quatre, et encore très bien... C’était suffisant pour piquer ma curiosité, susciter mon intérêt. En somme, je me demandais, pour paraphraser Montesquieu, « comment peut-on être polyglotte » ...

L’occasion d’interroger Hans-Jürgen Greif, l’élément déclencheur m’est venu à la lecture du livre de François Ouellet, La matière des mots (coll. Palabres, Nota Bene, Montréal, 2021). Ce livre est une série d’Entretiens entre François Ouellet et Hans-Jürgen Greif, un dialogue de littéraires sur l’ensemble de l’œuvre de cet écrivain germano-canado-québécois de langue française.

En tant que linguiste, je me suis dit qu’il y avait aussi quelque chose de très intéressant à explorer sur la question de savoir comment, avec qui, dans quelles circonstances il avait appris ces langues, s’il éprouvait plus de difficultés avec l’une d’entre elles, s’il avait une préférence pour l’une ou l’autre, s’il observait une répartition fonctionnelle dans leur emploi. Une autre question aussi m’interpellait depuis longtemps : pourquoi avait-il choisi d’écrire son œuvre romanesque et critique, qui est considérable, dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, pourquoi le français plutôt que l’allemand ? Avait-il un quelconque regret du fait de ses choix de langue, de carrière, de pays ?

Hans-Jürgen et moi, nous nous connaissons depuis très longtemps, nous avons mené des carrières en parallèle à l’Université Laval de Québec. Ce livre, écrit à quatre mains, est aussi la matérialisation d’une amitié ancienne.

Je ne veux pas dévoiler, « divulgâcher » comme dit maintenant, ce que contient ce petit livre, petit mais très dense. Le rapport aux langues, c’est aussi le rapport au père et à la mère, et au frère unique. C’est encore le rapport à la patrie, au pays natal et à celui d’adoption. Je ne vous dirai donc pas quelle est la « langue du cœur » de Hans-Jürgen, ni « celle de la raison ». Je ne vous dirai pas non plus pourquoi il a choisi d’écrire son œuvre en français, ni comment il se situe aujourd’hui par rapport à l’Allemagne ou au Québec. Vous trouverez tout cela dans le livre, si vous nous faites l’honneur et le plaisir de nous lire... Alors je vous souhaite bonne lecture...

Mots-clés : Hans-Jürgen Greif, écrivain, polyglotte, polygraphe, langue du coeur, langue de la raison, éditions 8, Québec, 2025.

 

 

05 mai 2025

Choose France for Science Choose Europe for Science

 

 

 

 

 

 

 

 

Le président de la République, Emmanuel Macron, a lancé une campagne intitulée Choose France for Science. L’Union européenne, représentée par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a emboîté le pas avec pour slogan Choose Europe for Science.

On comprend que l’intitulé d’un programme destiné à attirer des chercheurs (avec en ligne de mire des Américains) soit rédigé dans la langue qu’ils partagent, c’est-à-dire l’anglais. Cependant ce choix de l’unilinguisme anglais est critiquable à plus d’un point de vue.

D’abord les citoyens européens, qui paieront la facture, ont le droit de savoir dans leur langue de quoi il s’agit. L’anglais n’est pas la langue officielle de l’Union européenne, mais l’une des 24. Officiellement, l’UE prône l’égalité de toutes ces langues. Elle considère même que « toute tentative visant à instaurer l’exclusivité d’une langue équivaut à affaiblir et à bafouer les valeurs fondamentales de l’Union ». Ursula von der Leyen aurait donc bafoué ces valeurs. De plus, si à Bruxelles, on est censé défendre le multilinguisme des institutions de l’UE, on y prône aussi le plurilinguisme des citoyens européens, qui sont encouragés, dans l’idéal, à parler au moins trois langues...

Quant à Emmanuel Macron, il a fait une entorse à la Constitution française, dont l’article 2 spécifie que « la langue de la République est le français ».

Si l’on avait, tant au niveau français qu’au niveau européen, un véritable soucis des langues et, surtout, des citoyens qui les parlent, on devrait systématiquement utiliser des dénominations multilingues comme cela se fait dans plusieurs pays, dont le Canada (où l’on aurait quelque chose comme Choose Canada for Science/Choisissez le Canada pour la Science).

Pourquoi, au niveau européen, où l’on prône le trilinguisme, ne dirait-on pas, par exemple, Choose Europe for Science/Choisissez l’Europe pour la Science/Wählen Sie Europa für die Wissenschaft ?

J’ai montré dans Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête (Paris-Québec, Hermann-PUL, 2024) à quel point notre langue est devenue un idiome de second rang. Cet exemple l’illustre parfaitement. Il faut donc instaurer une culture du multilinguisme pour éviter l’effacement total de nos langues.

Mots-clés : langue anglaise, langue française, concurrence, Choose France for Science, Choose Europe for Science, République française, Union européenne, unilinguisme, multilinguisme, ouvrage : Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête.