Rappel : J’ai eu l’occasion de traiter de
quatre idées reçues à propos des langues dans l’ouvrage collectif intitulé C’est encore faux ! Cinquante idées
déconstruites par des spécialistes(1).
Voici les sujets que j'ai traités dans cet
ouvrage : 1. « Chaque langue est une vision du monde » (p. 202-209); 2. « La
langue véritable des Québécois n’est pas le français, mais le québécois » (p.
210-216); 3. « Les Français emploient plus d’anglicismes que les Québécois »
(p. 216-222); 4. « Ce n’est pas dans le dictionnaire, donc ce n’est pas
français » (p. 222-226).
Je traite ici d’une autre idée
reçue très répandue selon laquelle la notion de qualité de la langue n’a
pas de sens pour un linguiste.
…
La
question de la qualité de la langue occupe le devant de la scène depuis des
décennies. Elle a fait l’objet de nombreux ouvrages correctifs depuis le milieu
du XIXe siècle, de nombreuses polémiques depuis les Insolences du frère Untel(2), de
nombreux rapports depuis la commission Gendron, d’un débat permanent dans les
médias. Pourtant, la plupart des linguistes considèrent que cette notion ne
saurait relever de leurs préoccupations. Vis-à-vis de la langue, ils sont
censés adopter une attitude objective, descriptive, non prescriptive. « Pour le linguiste, la référence à la
qualité d’une langue ne peut que relever de l’idéologie; toutes les langues se
valent, dès lors que toutes jouent leur rôle, qui est de permettre la
communication(3) ».
En effet,
qui dit « qualité » dit « jugement de valeur » (bonne ou mauvaise qualité). Qui
dit jugement dit critère de jugement. Quel est le critère à la base du jugement
sur la qualité de la langue ? C’est le respect du modèle décrit par les
grammaires et les dictionnaires dits de référence. Ce modèle est celui suivi
par les classes dominantes. Il aurait donc une valeur relative, non absolue,
imposée par la seule pression sociale.
Cette
position d’objectivité doit être considérée comme un progrès méthodologique.
Longtemps l’étude des langues a été entachée de préjugés idéologiques, comme
l’idée de la supériorité de certaines langues sur d’autres, liée à la
supériorité supposée de certains peuples, de certaines civilisations, ou de la
langue de certaines classes sociales (l’aristocratie, la grande bourgeoisie)
sur celle de la petite bourgeoisie et des classes populaires. Au XXe
siècle, avec l’apparition d’écoles linguistiques plus rigoureuses (le
structuralisme de Saussure, le distributionnalisme de Bloomfield, le
fonctionnalisme de Martinet, la sociolinguistique variationniste de Labov), la
méthode linguistique a réussi à se débarrasser de ces préjugés pour se
concentrer sur l’étude objective des phénomènes linguistiques. Cependant
affirmer que « toutes les langues et tous les dialectes se valent » ou que «
l’important dans la langue n’est pas la forme, mais le message » représente
aussi une forme d’idéologie. Dans les deux cas, on attribue à la langue des
qualités ou des défauts qu’elle n’a pas. En fait, derrière elle, ce sont des
groupes humains qui sont visés. À une idéologie marquée de préjugés racistes ou
élitistes a succédé une idéologie égalitariste et relativiste.
En
réalité, il n’y a pas contradiction absolue entre la nécessité d’observer une
stricte objectivité méthodologique et la reconnaissance que le notion de
qualité de la langue, malgré son apparence subjective, est une réalité sociale
dont il faut tenir compte. Mais il convient de faire quelques distinctions.
Lorsqu’on affirme que le français est une langue logique, précise, abstraite;
l’anglais, une langue simple, facile, concrète; l’allemand, la langue de la
philosophie et de la psychanalyse, etc., on porte un jugement de valeur sur les
qualités d’une langue en général (souvent par rapport à d’autres langues). Dans
ce genre de jugement, il peut y avoir une part de vérité. Pour un francophone,
il faut un plus grand nombre d’heures d’apprentissage pour maîtriser le chinois
que l’italien. L’orthographe française, mélange d’éléments phonétiques et
étymologiques, est plus difficile que l’espagnole, quasi phonétique. Le système
des déclinaisons du russe est plus complexe que celui de l’allemand (six cas
contre quatre). Mais il peut y avoir aussi et surtout une part de subjectivité.
En général, ce sont les locuteurs de naissance qui trouvent que leur langue est
plus claire, plus précise, plus expressive, etc. que les autres. C’est souvent
une illusion due à l’ignorance des ressources des autres langues.
En fait,
chaque langue a le même potentiel de communication. Seulement toutes n’ont pas
développé au même degré et de la même manière ce potentiel. Ce sont les
humains, leur nombre et leurs activités, pas les langues, qui sont en cause. Ce
n’est pas parce que l’allemand serait intrinsèquement « la langue de la
philosophie » qu’il y a eu de grands penseurs en Allemagne. C’est parce qu’il y
a eu de grands penseurs en Allemagne que l’allemand semble être la langue de la
philosophie. Si Freud n’avait pas été germanophone, cela ne l’aurait pas
empêché de fonder la psychanalyse, dans une autre langue…
La langue
est un code, établi dans le but de communiquer. Comme tout code, elle doit
respecter des règles connues de tous pour remplir sa fonction. La qualité de la
langue se juge à l’aune du respect du code. S’écarter des règles du code, c’est
faire une erreur. Seulement, pour chaque langue, il existe plusieurs variétés
ou dialectes, les uns géographiques, les autres sociaux. Dans chaque communauté
linguistique, un dialecte social s’impose toujours comme étant le modèle, la
norme. Il s’agit de celui en usage dans les classes dominantes. C’est pour
cela, qu’en période révolutionnaire, la norme peut changer rapidement, comme
cela a été le cas pendant les Révolutions française et russe, du fait du
changement brusque de classe dominante.
L’attitude
des locuteurs vis-à-vis de la langue est un facteur qu’un sociolinguiste ne
peut balayer d’un revers de la main. Or, les locuteurs jugent la langue en
fonction de critères sociaux certes subjectifs, certes arbitraires, mais qui,
partagés par l’ensemble d’un groupe social, deviennent un phénomène social
objectif. Autrement dit, et sans jeu de mots, les jugements de valeur, la
subjectivité, des locuteurs sont des facteurs objectifs que le linguiste ne
peut pas ignorer.
L’attitude
des linguistes vis-à-vis de la qualité de la langue peut s’expliquer lorsqu’il
s’agit d’étudier le fonctionnement de systèmes linguistiques, mais dès qu’on
s’intéresse à la linguistique appliquée, on ne peut plus tenir ce jugement.
Dans ce domaine, on ne peut pas ne pas tenir compte de la notion de qualité de
la langue, que ce soit en grammaire (quelles structures retenir ou condamner ?
sur quelle base ?), en lexicographie (quels termes retenir dans une
nomenclature ? quelles marques d’usage leur accoler ?), en terminologie (quels termes retenir,
éliminer, créer ? selon quel mode de formation ?), en traduction (quel
équivalent choisir ? qu’est-ce qu’une bonne traduction, une traduction
idiomatique ?), en didactique des langues (quelle norme enseigner ?), en
analyse des erreurs (sur quelle base déterminer les erreurs ?), en lisibilité
(quelles sont les règles optimales de lisibilité ?), etc.
D’ailleurs
des sociolinguistes comme Labov(4) reconnaissent l’existence d’un dialecte
standard à partir duquel toutes les formes de langue sont évaluées. Ils
admettent que ce standard est le dialecte des classes dirigeantes; qu’il est
considéré comme la norme même par les classes populaires; que tous les
locuteurs d’un dialecte stigmatisé ont un accès potentiel à la grammaire et au
vocabulaire du standard, qu’ils l’utilisent ou non dans leur communication
quotidienne; que les membres de groupes stigmatisés du fait de leur dialecte
désirent acquérir le dialecte valorisé; que même dans les dialectes les plus
stigmatisés, il y a des règles grammaticales et lexicales à observer et que le
non-respect de ces règles entraîne des sanctions sociales (moquerie,
exclusion); que l’ensemble de la société reconnaît la nécessité d’enseigner à
l’école le standard et accepte les normes de correction de l’école.
Finalement,
les linguistes les plus hostiles à la notion de qualité de la langue ne
manquent pas d’observer eux aussi, à l’oral et à l’écrit, les règles de
correction linguistique selon l’usage dominant dans leur société. Comme quoi la
notion de qualité de la langue s’impose à tout le monde.
Mots-clés : sociolinguistique,
idéologie linguistique, qualité de la langue, langue française au Québec.
…
1 Guillaume Lamy (sous la direction
de), C’est encore faux ! Cinquante idées
déconstruites par des spécialistes, Septentrion, Québec, 2013.
2 Les Insolences du frère Untel, par Jean-Paul Desbiens, Éditions de
l’Homme, Montréal, 1960.
3 Dominique Maingueneau, in Jean-Michel Éloy, La qualité de la langue ? Le cas du français,
Honoré Champion, Paris, 1995, p. 41.
4 William Labov, Sociolinguistique, éd. de Minuit, Paris,
1976; Le parler ordinaire : la langue
dans les ghettos noirs des États-Unis, éd. de Minuit, Paris, 1978.
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