11 octobre 2013

Idée reçue : Pour un linguiste, la notion de qualité de la langue n'a pas de sens.


Rappel : J’ai eu l’occasion de traiter de quatre idées reçues à propos des langues dans l’ouvrage collectif intitulé C’est encore faux ! Cinquante idées déconstruites par des spécialistes(1).

Voici les sujets que j'ai traités dans cet ouvrage : 1. « Chaque langue est une vision du monde » (p. 202-209); 2. « La langue véritable des Québécois n’est pas le français, mais le québécois » (p. 210-216); 3. « Les Français emploient plus d’anglicismes que les Québécois » (p. 216-222); 4. « Ce n’est pas dans le dictionnaire, donc ce n’est pas français » (p. 222-226).

Je traite ici d’une autre idée reçue très répandue selon laquelle la notion de qualité de la langue n’a pas de sens pour un linguiste.


La question de la qualité de la langue occupe le devant de la scène depuis des décennies. Elle a fait l’objet de nombreux ouvrages correctifs depuis le milieu du XIXe siècle, de nombreuses polémiques depuis les Insolences du frère Untel(2), de nombreux rapports depuis la commission Gendron, d’un débat permanent dans les médias. Pourtant, la plupart des linguistes considèrent que cette notion ne saurait relever de leurs préoccupations. Vis-à-vis de la langue, ils sont censés adopter une attitude objective, descriptive, non prescriptive. « Pour le linguiste, la référence à la qualité d’une langue ne peut que relever de l’idéologie; toutes les langues se valent, dès lors que toutes jouent leur rôle, qui est de permettre la communication(3) ».

En effet, qui dit « qualité » dit « jugement de valeur » (bonne ou mauvaise qualité). Qui dit jugement dit critère de jugement. Quel est le critère à la base du jugement sur la qualité de la langue ? C’est le respect du modèle décrit par les grammaires et les dictionnaires dits de référence. Ce modèle est celui suivi par les classes dominantes. Il aurait donc une valeur relative, non absolue, imposée par la seule pression sociale.

Cette position d’objectivité doit être considérée comme un progrès méthodologique. Longtemps l’étude des langues a été entachée de préjugés idéologiques, comme l’idée de la supériorité de certaines langues sur d’autres, liée à la supériorité supposée de certains peuples, de certaines civilisations, ou de la langue de certaines classes sociales (l’aristocratie, la grande bourgeoisie) sur celle de la petite bourgeoisie et des classes populaires. Au XXe siècle, avec l’apparition d’écoles linguistiques plus rigoureuses (le structuralisme de Saussure, le distributionnalisme de Bloomfield, le fonctionnalisme de Martinet, la sociolinguistique variationniste de Labov), la méthode linguistique a réussi à se débarrasser de ces préjugés pour se concentrer sur l’étude objective des phénomènes linguistiques. Cependant affirmer que « toutes les langues et tous les dialectes se valent » ou que « l’important dans la langue n’est pas la forme, mais le message » représente aussi une forme d’idéologie. Dans les deux cas, on attribue à la langue des qualités ou des défauts qu’elle n’a pas. En fait, derrière elle, ce sont des groupes humains qui sont visés. À une idéologie marquée de préjugés racistes ou élitistes a succédé une idéologie égalitariste et relativiste.

En réalité, il n’y a pas contradiction absolue entre la nécessité d’observer une stricte objectivité méthodologique et la reconnaissance que le notion de qualité de la langue, malgré son apparence subjective, est une réalité sociale dont il faut tenir compte. Mais il convient de faire quelques distinctions. Lorsqu’on affirme que le français est une langue logique, précise, abstraite; l’anglais, une langue simple, facile, concrète; l’allemand, la langue de la philosophie et de la psychanalyse, etc., on porte un jugement de valeur sur les qualités d’une langue en général (souvent par rapport à d’autres langues). Dans ce genre de jugement, il peut y avoir une part de vérité. Pour un francophone, il faut un plus grand nombre d’heures d’apprentissage pour maîtriser le chinois que l’italien. L’orthographe française, mélange d’éléments phonétiques et étymologiques, est plus difficile que l’espagnole, quasi phonétique. Le système des déclinaisons du russe est plus complexe que celui de l’allemand (six cas contre quatre). Mais il peut y avoir aussi et surtout une part de subjectivité. En général, ce sont les locuteurs de naissance qui trouvent que leur langue est plus claire, plus précise, plus expressive, etc. que les autres. C’est souvent une illusion due à l’ignorance des ressources des autres langues.

En fait, chaque langue a le même potentiel de communication. Seulement toutes n’ont pas développé au même degré et de la même manière ce potentiel. Ce sont les humains, leur nombre et leurs activités, pas les langues, qui sont en cause. Ce n’est pas parce que l’allemand serait intrinsèquement « la langue de la philosophie » qu’il y a eu de grands penseurs en Allemagne. C’est parce qu’il y a eu de grands penseurs en Allemagne que l’allemand semble être la langue de la philosophie. Si Freud n’avait pas été germanophone, cela ne l’aurait pas empêché de fonder la psychanalyse, dans une autre langue…

La langue est un code, établi dans le but de communiquer. Comme tout code, elle doit respecter des règles connues de tous pour remplir sa fonction. La qualité de la langue se juge à l’aune du respect du code. S’écarter des règles du code, c’est faire une erreur. Seulement, pour chaque langue, il existe plusieurs variétés ou dialectes, les uns géographiques, les autres sociaux. Dans chaque communauté linguistique, un dialecte social s’impose toujours comme étant le modèle, la norme. Il s’agit de celui en usage dans les classes dominantes. C’est pour cela, qu’en période révolutionnaire, la norme peut changer rapidement, comme cela a été le cas pendant les Révolutions française et russe, du fait du changement brusque de classe dominante.

L’attitude des locuteurs vis-à-vis de la langue est un facteur qu’un sociolinguiste ne peut balayer d’un revers de la main. Or, les locuteurs jugent la langue en fonction de critères sociaux certes subjectifs, certes arbitraires, mais qui, partagés par l’ensemble d’un groupe social, deviennent un phénomène social objectif. Autrement dit, et sans jeu de mots, les jugements de valeur, la subjectivité, des locuteurs sont des facteurs objectifs que le linguiste ne peut pas ignorer.

L’attitude des linguistes vis-à-vis de la qualité de la langue peut s’expliquer lorsqu’il s’agit d’étudier le fonctionnement de systèmes linguistiques, mais dès qu’on s’intéresse à la linguistique appliquée, on ne peut plus tenir ce jugement. Dans ce domaine, on ne peut pas ne pas tenir compte de la notion de qualité de la langue, que ce soit en grammaire (quelles structures retenir ou condamner ? sur quelle base ?), en lexicographie (quels termes retenir dans une nomenclature ? quelles marques d’usage leur accoler ?),  en terminologie (quels termes retenir, éliminer, créer ? selon quel mode de formation ?), en traduction (quel équivalent choisir ? qu’est-ce qu’une bonne traduction, une traduction idiomatique ?), en didactique des langues (quelle norme enseigner ?), en analyse des erreurs (sur quelle base déterminer les erreurs ?), en lisibilité (quelles sont les règles optimales de lisibilité ?), etc.

D’ailleurs des sociolinguistes comme Labov(4) reconnaissent l’existence d’un dialecte standard à partir duquel toutes les formes de langue sont évaluées. Ils admettent que ce standard est le dialecte des classes dirigeantes; qu’il est considéré comme la norme même par les classes populaires; que tous les locuteurs d’un dialecte stigmatisé ont un accès potentiel à la grammaire et au vocabulaire du standard, qu’ils l’utilisent ou non dans leur communication quotidienne; que les membres de groupes stigmatisés du fait de leur dialecte désirent acquérir le dialecte valorisé; que même dans les dialectes les plus stigmatisés, il y a des règles grammaticales et lexicales à observer et que le non-respect de ces règles entraîne des sanctions sociales (moquerie, exclusion); que l’ensemble de la société reconnaît la nécessité d’enseigner à l’école le standard et accepte les normes de correction de l’école.

Finalement, les linguistes les plus hostiles à la notion de qualité de la langue ne manquent pas d’observer eux aussi, à l’oral et à l’écrit, les règles de correction linguistique selon l’usage dominant dans leur société. Comme quoi la notion de qualité de la langue s’impose à tout le monde.

Mots-clés : sociolinguistique, idéologie linguistique, qualité de la langue, langue française au Québec.


1 Guillaume Lamy (sous la direction de), C’est encore faux ! Cinquante idées déconstruites par des spécialistes, Septentrion, Québec, 2013.
2 Les Insolences du frère Untel, par Jean-Paul Desbiens, Éditions de l’Homme, Montréal, 1960.
3 Dominique Maingueneau, in Jean-Michel Éloy, La qualité de la langue ? Le cas du français, Honoré Champion, Paris, 1995, p. 41.
4 William Labov, Sociolinguistique, éd. de Minuit, Paris, 1976; Le parler ordinaire : la langue dans les ghettos noirs des États-Unis, éd. de Minuit, Paris, 1978.


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