J’ai eu
l’occasion de traiter de quatre idées reçues à propos des langues dans
l’ouvrage collectif intitulé C’est encore
faux ! Cinquante idées déconstruites par des spécialistes(1).
Voici les sujets que j'ai traités dans cet ouvrage : 1. « Chaque langue est une vision du monde »
(p. 202-209); 2. « La langue véritable des Québécois n’est pas le français, mais
le québécois » (p. 210-216); 3. « Les Français emploient plus d’anglicismes que
les Québécois » (p. 216-222); 4. « Ce n’est pas dans le dictionnaire, donc ce
n’est pas français » (p. 222-226).
Je traite ici d’une autre idée reçue très répandue selon laquelle les langues sont des organismes vivants.
Je traite ici d’une autre idée reçue très répandue selon laquelle les langues sont des organismes vivants.
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L’idée
selon laquelle les langues sont des organismes vivants, des êtres naturels, est
ancienne. (On parle de « langues naturelles » par opposition aux « langues
artificielles » comme l’espéranto). Elle a été particulièrement répandue au XIXe
siècle en Allemagne (Bopp, Schleicher, Humboldt), mais on la rencontre encore
couramment de nos jours, même sous la plume de linguistes connus (Claude
Hagège). Cette idée se décline sous la forme de plusieurs métaphores.
Les
langues sont souvent comparées à des végétaux. Les premiers linguistes à avoir
établi ce lien étaient aussi botanistes. C’est le cas de Schleicher, qui a affirmé : « Les langues sont des organismes naturels qui naissent, croissent, se
développent, vieillissent et meurent ; elles manifestent donc, elles
aussi, cette série de phénomènes qu’on
comprend habituellement sous le nom de vie. La science du langage est par suite
une science naturelle, sa méthode est d’une manière générale la même que celle
des autres sciences naturelles (2) ».
Il a été le premier à représenter les rapports qui unissent les langues
indo-européennes sous la forme d’un arbre. C’est la fameuse Stammbaumtheorie, l’arbre des langues, censé
représenter l’histoire évolutive des langues indo-européennes comme on le fait
pour la phylogenèse des espèces vivantes.
Selon
cette théorie, le tronc de l’arbre
représente l’indo-européen. Il se sépare, en une première ramification, en cinq branches
principales, représentant les langues slaves, latines, germaniques, celtes
et helléniques. Chacune de ces branches se sépare, en une deuxième
ramification, en plusieurs branches
secondaires, représentant par exemple, pour s’en tenir à la branche
principale des langues latines, les branches secondaires de l’espagnol, du
portugais, du catalan, de l’occitan, du français, de l’italien et du roumain.
En poursuivant l’image, on peut ajouter une troisième ramification, représentant, pour s’en tenir à la branche
secondaire du français, les rameaux
du français de France, de celui du Québec, de celui de Belgique, etc.
Les
langues sont aussi comparées à des êtres humains. L’image de l’arbre renvoie à
la notion d’arbre généalogique. On a donc cherché à établir la généalogie des langues en étudiant leur filiation et leur parenté. On a défini des familles
de langues (langues indo-européennes, langues latines, etc.), composées
d’un ancêtre commun (le latin, ancêtre du français et de
l’italien), de langues mères (le
latin, langue mère de l’espagnol, du français et du portugais) et de langues sœurs (l’espagnol, le français
et le portugais, langues sœurs issues du latin). Comme les êtres humains, on
considère souvent que les langues naissent, se développent (langues vivantes) et meurent (langues mortes), et c’est pourquoi l’on
parle de la vie des langues.
Enfin on a
comparé le changement linguistique (l’évolution des langues) à l’évolution des
espèces (selon Darwin) et des sociétés (selon Spencer et le darwinisme social).
La théorie des stades considère que les langues, comme les espèces et les
sociétés, connaissent une évolution en trois étapes, de la plus primitive à la
plus développée. Sous l’influence du darwinisme, on a mis l’accent sur la
concurrence à laquelle se livreraient les langues pour leur survie et à la
sélection naturelle, qui favoriserait certaines langues plus dynamiques que
d’autres. Quoique ne reprenant pas totalement à son compte cette idée, Hagège
affirme cependant : « Tout comme les animaux et les plantes, les langues sont
en concurrence pour se maintenir vivantes, et n’y parviennent que l’une aux
dépens de l’autre. La domination des unes sur les autres et l’état de précarité
auquel sont conduites les langues dominées s’expliquent par l’insuffisance des
moyens dont elles disposent pour résister à la
pression des langues dominantes (3) ».
L’étape suivante, franchie hardiment, consiste à
assimiler la diversité linguistique (on dénombre environ 5 000 langues dans le
monde) à la biodiversité. Conclusion prévisible : de même qu’il faut protéger
les espèces vivantes, parce que la diversité naturelle est garante de
l’équilibre écologique et de la survie des espèces, dont la plus importante
pour nous, l’espèce humaine, de même il faut protéger les langues menacées.
Ces idées
prêtent facilement le flanc à la critique. Les linguistes, qui ont développé
ces métaphores, ont été victimes de leur figure de rhétorique. Si l’on peut
parler, à propos des langues, de racine
(racine indo-européenne), de tronc
(tronc commun indo-européen), de branche
mère (branche mère des langues latines), de branche secondaire, l’« arbre des langues » cependant n’a pas de… feuilles. Or, la feuille est un élément
essentiel d’un végétal, nécessaire à son développement vital. De plus, à un
certain niveau, il devient difficile de filer la métaphore, de délimiter les
langues ou les dialectes, de distinguer des branches et des rameaux, à cause de
l’existence d’un continuum entre les systèmes linguistiques. Or, dans un arbre
véritable, chaque branche est bien séparée…
En
réalité, les langues ne sont pas des êtres vivants, des êtres autonomes, mais
des créations de l’homme. Ce sont des constructions inertes, non autogènes, ne
consommant aucune énergie, incapables de se reproduire. Elles ne sont pas
délimitées dans l’espace; elles sont logées dans les cerveaux humains. Il est
impossible de déterminer la date de naissance exacte d’une langue naturelle,
parce qu’il s’agit d’un long processus. Les langues écrites ne meurent pas
vraiment. On peut encore les lire longtemps après que leurs derniers locuteurs
sont morts, comme c’est le cas du grec ancien et du latin.
Ces idées
reçues s’expliquent par une confusion entre les langues et les humains qui les
utilisent. La concurrence des langues est en réalité celle des sociétés
humaines. Toutes les langues ont le même potentiel. Si certaines disparaissent
au profit d’autres, ce n’est pas à cause des qualités et des défauts
intrinsèques des unes et des autres, mais du dynamisme des sociétés qui s’en
servent comme outil de communication. Les langues ne meurent pas. Elles sont
abandonnées le jour où leurs locuteurs considèrent qu’elles ne leur sont plus
utiles. Ce qui ne veut pas dire que le combat pour la défense de la diversité linguistique
n’est pas un combat légitime. Mais il faut faire appel à d’autres arguments
pour le justifier.
Mots-clés : idée reçue,
langues, Stammbaumtheorie, famille de langues, filiation
linguistique, langue mère, langues sœurs.
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1
Guillaume Lamy
(sous la direction de), C’est encore faux
! Cinquante idées déconstruites par des spécialistes, Septentrion, Québec,
2013.
2 Cité par Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Odile
Jacob, Paris, 2000, p. 26.
3 Claude Hagège, Halte à la mort des langues, Odile
Jacob, Paris, 2000, p. 27
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