En ces temps de politiquement correct et, plus particulièrement, de linguistico-politiquement correct pour reprendre l’expression de Louis-Jean Calvet, il est réjouissant que quelqu’un, au Québec, ait le courage (car il en faut pour aller à contre-courant du discours dominant) de se lever et de dénoncer un véritable scandale. C’est ce qu’a fait Guy Laflèche, ancien professeur à l’Université de Montréal, spécialiste de grammaire et de littérature, dans un livre intitulé L’Office québécois de la langue française et ses travailleuses du genre (les éditions du Singulier, Laval, 2020).
Le livre de GL est une critique au vitriol de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive », de ses promoteurs, parmi lesquels l’Office québécois de la langue française, un certain nombre de collaboratrices de cet organisme, et un certain nombre de figures québécoises ou françaises (dont Marina Yaguello) de la mouvance ultra-féministe.
Un plan rigoureux
Le livre se déroule selon un plan rigoureux, support d’une argumentation solide. Il commence par une étude originale de la notion de polémique (en Introduction) et se termine par la critique de la « rédaction épicène » dans la revue montréalaise Palindrome (chapitre 6), en passant par un rappel historique des interventions du Gouvernement du Québec en matière de langue (statut et corpus) (chapitre 1), une description de l’enseignement de la grammaire du genre à la petite école (chapitre 2), des propositions pour un enseignement moderne de la grammaire du genre au collège (chapitre 3), une critique de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive » (chapitre 4) et une critique des positions de l’OQLF (qu’il s’agisse de choix terminologiques ou de la « rédaction épicène ») et de certaines de ses collaboratrices (chapitre 5).
Une documentation solide et précieuse
Parmi les qualités de cet ouvrage, il faut relever la documentation sur laquelle il s’appuie. Elle est considérable et présentée systématiquement à la fin de chaque chapitre sous la forme de « chrono-bibliographies » commentées. Quiconque voudrait s’intéresser à ce sujet trouverait là déjà fournie une bonne partie du travail de recherche.
Une revue historique et commentée des principales publications prônant la « rédaction épicène » fait aussi l’objet d’un long développement. Comme, par exemple, pour ne nommer que les Québécoises, le mémoire de maîtrise d’Hélène Dumais (1982), les chroniques de Céline Labrosse (1990), le Guide de Monique Biron (1991), pour une grammaire non-sexiste de Céline Labrosse (1996), le Guide de Louise Guénette et Pierrette Vachon-L’Heureux (2007).
Une définition rigoureuse de la notion de « polémique »
GL se présente comme un « polémiste professionnel ». Pour dépasser la circularité des définitions dictionnairiques du terme polémique, il propose la formule suivante : P = R (+ Pa (- R’)), qui illustre ce que c’est réellement, selon lui. Cette formule se lit comme ceci : la polémique (P) est une réplique (R) qui relève du pamphlet (Pa) sans permettre de réplique (R’). Il est fort probable de toute façon qu’il n’y aura pas de réplique à son pamphlet pour la simple raison que les défenseurs de ces théories ultra-féministes n’aiment pas le débat.
Un style décapant et varié
GL a raison de dire que la polémique n’est pas un genre littéraire, mais un style. Et son livre ne manque pas de style. Dans la pure tradition pamphlétaire, il se signale par des créations originales. Sous sa plume, la « rédaction épicène » devient plus correctement le « style bigenre », les ultra-féministes voulant imposer son usage, des « féministes de luxe », soulignant ainsi le fait que ces activistes ont abandonné les vrais (et difficiles) combats pour l’amélioration de la condition féminine pour s’attaquer à un faux problème. Très réussie aussi, l’expression « travailleuse du genre », véritable trouvaille fondée sur un double jeu de mots. Très spirituel encore, ce trait d’humour, lorsqu’il reconnaît un exploit à l’OQLF qui, après avoir (légitimement) condamné « pâte à dents », un calque de l’anglais, l’a réhabilité en 2016 au motif « qu’il s’intègre au système linguistique français ». L’Office serait donc le seul au monde à avoir réussi l’exploit de remettre, comme on dit en anglais, la « pâte à dents » dans le tube… (to get the toothpaste back into the tube…).
Mais son style n’est pas que polémique, il est aussi didactique, pédagogique, vivant, quand il s’agit d’expliquer l’enseignement de la grammaire du genre à la petite école et ce qu’il devrait être au collège (il fait comme s’il s’adressait à une classe de collégiens, interpellant à l’occasion quelque élève inattentive).
Style vivant et parfois intimiste quand il évoque la vie d’une famille ouvrière, la sienne, dans le Québec des années 60-70 ; le père obligé de travailler en anglais « à’ shop à bois » ; la mère écoutant les « lignes ouvertes » de Jean Duceppe, éveillant la fibre nationale des « Canadiens français » en passe de devenir des « Québécois », et les incitant à « bien parler » leur langue. C’est-à-dire à se libérer et des « Anglais » et des anglicismes... Là, selon lui, était le vrai combat. Cela pour montrer qu’en recommandant l’usage de la « rédaction épicène » (avis publié en 2015, révisé en 2018), l’OQLF s’est trompé d’objectif. Selon GL, celui-ci devrait être prioritairement un retour à une politique de lutte contre les anglicismes qui envahissent la langue française.
Un féministe déclaré
N’allez pas accuser GL de sexisme, de machisme. Bien au contraire, il se revendique féministe. Dès le début, il s’est déclaré partisan de la féminisation des noms de professions et de fonctions, sachant que les règles de la morphologie française permettaient de rendre justice aux femmes. Il ne se prive pas d’ailleurs de critiquer les Français, en particulier l’Académie française, qui s’est refusée (trop) longtemps à le reconnaître et à entériner la féminisation des noms de professions. Il se déclare haut et fort pour l’égalité complète entre les hommes et les femmes, que ce soit dans le domaine politique, économique ou sexuel. Mais pour lui le combat féministe, le vrai, est bien éloigné des élucubrations et des enfantillages des promoteurs de la « rédaction épicène ».
Une critique de l’ignorance et de l’idéologie
Evidemment, le plus important c’est la thèse que défend GL dans ce pamphlet. Elle se résume à deux mots : ignorance et idéologie. Les promoteurs de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive » sont des ignorants en matière de langue, mus uniquement par des raisons idéologiques. S’ils connaissaient le sens exact de l’adjectif épicène, ils ne prôneraient pas la rédaction « épicène », puisque cet adjectif qualifie un nom « qui désigne aussi bien le mâle que la femelle d’une espèce. Nom épicène masculin (ex. le rat). Nom épicène féminin (la souris) » (Le Petit Robert). On comprend que l’expression « style bigenre » est plus adéquate. Plus grave, ils connaissent mal le fonctionnement réel du système du genre grammatical en français. Critiquant le prétendu « sexisme » de la langue française, ils ignorent le caractère véritablement féministe de ce système. En s’attaquant à la langue, ils se trompent de cible. Certes, il est plus facile d’obtenir des victoires sur papier, comme cette recommandation de l’OQLF, que de réelles avancées touchant la condition féminine (égalité salariale, etc.).
Une réfutation des thèses favorables à la « rédaction épicène »
Dans le cours du livre, GL s’applique donc à réfuter systématiquement les arguments des partisans de la « rédaction épicène ». Non, la langue française n’est pas sexiste. La langue est neutre, même si le discours, lui, peut être sexiste, comme il peut être aussi antisexiste. Non, le règle « le masculin l’emporte sur le féminin » n’a jamais existé, du moins dans cette formulation. Après une étude exhaustive de tous les livres de grammaire, André Chervel a conclu que c’était « une règle inconnue des manuels ». Personne n’a jamais dit cela, « du moins avec la netteté qu’on suppose ». Non, il ne faut pas confondre, comme le font les ultra-féministes, le genre grammatical et le genre naturel ou sexe. GL montre que le niveau de connaissance et d’analyse des écrits « bigenres » ne dépasse pas celui de la petite école et de ses règles destinées aux enfants. « Il s’agit, écrit-il, d’une idéologisation de concepts linguistiques ou plutôt grammaticaux tels qu’ils sont perçus dans l’opinion populaire, à partir des "règles de grammaire" enseignées et apprises dans les petites classes de l’école » (p. 97).
Mais il ne suffit pas de critiquer, il faut proposer une autre analyse, rigoureuse cette fois. Faisant appel au précieux Bon Usage de Grevisse pour la description des faits et à la linguistique moderne pour leur interprétation, GL montre qu’en réalité le système du genre en français est un système binaire dans lequel le féminin est le genre marqué et le masculin, le genre non-marqué. Il résume ainsi en trois règles sa position : Règle n°1 : Les mots, les vocables ne sont pas marqués d’office en genre ; Règle n°2 : Il n’existe qu’une seule et unique marque de genre en français, et c’est le féminin ; Règle n°3 : La langue est un système très puissant qui sait utiliser de deux manières ce code binaire.
Complexité de la sémiologie du genre en français
Il faut dire que la sémiologie du genre en français est complexe et variée. Le Grevisse en porte témoignage. Cela s’explique par l’histoire de notre langue, qui se caractérise par la disparition d’un genre et de toutes les déclinaisons au cours du passage du latin (3 genres : masculin, féminin et neutre ; 6 cas) au français contemporain (2 genres : masculin et féminin ; zéro cas) avec une étape intermédiaire en ancien français (2 genres : masculin et féminin ; 2 cas : cas sujet et cas régime).
En latin, la désinence du nom indiquait son genre. Par exemple, les noms en -us étaient masculins ; ceux en -a, féminins ; ceux en -um, neutres. Cependant certains noms en -a, donc de déclinaison féminine, étaient de genre masculin. On rencontre le même phénomène en russe contemporain, dans lequel des mots comme мужчина (être humain de sexe masculin = homme), дедушка (grand-père), дядя (oncle) sont de déclinaison féminine, mais de genre masculin. Cela veut dire qu’ils se déclinent comme tous les autres féminins en -a (par exemple, comme женщина, être humain de sexe féminin = femme), mais s’accordent au masculin. Autrement dit, il faut distinguer sémiologie (forme) et genre.
En français contemporain, comme le rappelle à juste titre GL, c’est le genre féminin qui est marqué sémiologiquement. D’ailleurs, comme le note aussi GL, la marque du genre n’est pas universelle. Vous avez des noms, les véritables noms épicènes, comme architecte, camarade, journaliste, secrétaire, etc., qui ne portent pas de marque de genre en langue. Seul l’accord en discours indique s’il s’agit d’une personne de sexe masculin ou féminin. Dans ce cas, ce sont les déterminants qui sont porteurs du genre. D’autres mots, comme homme (du latin homo, hominem, masculin) ou femme (du latin femina, féminin) n’ont qu’un genre. Dans ce cas, c’est le radical qui est porteur du genre (on parle alors de genre lexical). La plupart des noms désignent le genre féminin par l’adjonction à la forme masculine soit d’un phonème, soit d’un suffixe. C’est là qu’on constate deux phénomènes : 1) le féminin est le genre marqué ; le masculin, le genre non marqué ; 2) l’extrême diversité des moyens employés pour désigner le féminin sur les décombres du latin. Certains n’hésitent pas à parler de « bricolage » linguistique…
Si l’on s’en tient à l’oral (n’oublions pas que l’oral précède l’écrit et que l’écrit, l’orthographe, tente de rendre compte de l’oral), on voit que la règle qui prétend que « le féminin se marque par l’ajout d’un e final », celle qu’on apprend à la petite école, ne correspond pas à la réalité. La réalité, c’est que le féminin s’obtient soit par l’ajout d’une consonne finale (masculin ɡʁɑ̃ vs féminin ɡʁɑ̃d), soit par la modification de la consonne finale avec éventuellement une modification vocalique (masculin vɑ̃dœʁ vs féminin vɑ̃døz), soit par l’ajout d’un suffixe féminin (masculin diʁɛktœʁ vs féminin diʁɛktʁis), etc. Il suffit de se plonger dans le Bon Usage pour découvrir toute la complexité de la sémiologie du genre.
Simplicité du système grammaticale du genre
Si la sémiologie est complexe et variée, le système linguistique, dont elle a pour fonction de rendre compte, est simple. Pour GL, je l’ai dit plus haut, il se résume à un système binaire féminin (marqué) vs non-féminin (non marqué). Ce système minimaliste permet de répondre à tous les besoins de communication. L’auteur du pamphlet réfute l’idée (répandue, y compris dans Grevisse) que la forme masculine couvre deux genres, le masculin proprement dit et le neutre, genre sans sémiologie propre, confondue avec celle du masculin (les noms latins neutres sont pratiquement tous passés au masculin). Dans cette optique, il y aurait un système ternaire (masculin, féminin, neutre) exprimé par une sémiologie binaire (masculin, féminin, la forme masculine recouvrant les genres masculin et neutre). Peu importe le choix qu’on fait, dans les deux cas, c’est bien le féminin qui est le genre marqué ; le masculin, le genre non-marqué. En fait on n’a recours au genre féminin que dans le cas où la distinction de sexe est nécessaire pour la compréhension du message.
C’est pourquoi la « rédaction épicène » et l’« écriture inclusive » sont inutiles. Pire encore, par les difficultés qu’elles posent à la rédaction, par les acrobaties qu’elles imposent, par leurs répétitions mécaniques, lourdes, lassantes, par les ambiguïtés qu’elles créent, par la quasi-impossibilité de lire, que ce soit pour soi ou à voix haute, les textes ainsi rédigés, par les difficultés qu’elles présentent pour les personnes en situation de handicap visuel ou auditif, sans pouvoir in fine éviter totalement l’emploi du « masculin générique », elles sont un obstacle à la communication. Il est illusoire de vouloir remplacer un système linguistique qui a pris plusieurs siècles pour se constituer par une construction bancale imaginée "sur un coin de table" par des idéologues.
Quant à l’OQLF, il est souhaitable qu’il s’intéresse plus à la qualité de la langue, ce qui suppose qu’il abandonne la lexicographie dans sa version québécisante, ce qu’il pratique depuis des années, pour revenir à la terminologie française.
On a plaisir à lire Guy Laflèche, un esprit libre, rompu à l’analyse linguistique et grammaticale. Un polémiste certes, au style alerte, mais sans agressivité. Son ouvrage, par les thèses qu’il défend et la documentation qu’il fournit, deviendra un incontournable pour quiconque s’intéresse à la rencontre de la langue et de l’idéologie.
Référence : Guy Laflèche, L’Office québécois de la langue française et ses travailleuses du genre, Les Editions du Singulier, Laval, 2020, 222 p.
Mots-clés : critique ; pamphlet ; rédaction épicène ;
écriture inclusive ; style bigenre ; travailleuse du genre ; Office québécois de la
langue française ; OQLF ; Guy Laflèche auteur ; Les Editions
du Singulier éditeur; Louis-Jean Calvet.