16 mars 2025

Combien de francophones sommes-nous vraiment dans le monde? Les chiffres réels.

Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête. Paris-Québec, Hermann-Presses de l’Université Laval, 2024.

En cette semaine de la Francophonie (15-23 mars), les media, reprenant sans esprit critique les données de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), nous inondent de chiffres mirobolants. Nous serions 343 millions de francophones dans le monde ; à l’horizon 2050 (peu d’entre nous pourront le vérifier), nous ne serons pas moins de 750 millions...

L’OIF nous annonce que, sur ces 343 millions, « plus de la moitié » se trouvent en Afrique. Autrement dit, près de 171 millions de francophones se trouveraient ailleurs. Si l’on compte les francophones de l’hémisphère nord (France, Belgique, Suisse, Canada), les seuls à pouvoir être dénombrés d’une manière (à peu près) sûre, on ne dépasse guère les 83 millions de locuteurs. Il reste donc à trouver 88 autres millions de francophones. Où sont-ils ? En Amérique du Nord (hors Canada) ? En Amérique du Sud, au Mexique, au Brésil ? En Asie, en Chine, en Inde ?

Ces chiffres sont peu crédibles, comme je le prouve dans mon livre. Ils ne s’appuient ni sur des bases définitionnelles, ni sur des bases statistiques solides.

La notion même de « francophone » retenue par les experts de l’OIF est la plus large et la plus vague possible, ne tenant compte ni du niveau de compétence des locuteurs, ni des contextes de pratique de la langue. Or, il ne suffit pas d'avoir suivi des cours de français à l'école pour pouvoir être considéré comme vraiment francophone. À quoi cela sert, si vous n'avez pas besoin de parler français à la maison et, plus encore, au travail ? Une langue utilisée seulement en famille s’étiole ; une langue nécessaire au travail se développe. Combien des francophones comptabilisés par l’OIF ont besoin de notre langue dans leur vie professionnelle, quand on sait que, même pour les véritables francophones, le français n'est plus à même de répondre à tous leurs besoins de communication ?

Ce dénombrement ne s’appuie sur aucun recensement linguistique spécifique (parmi les pays « francophones », seuls le Canada et la Suisse recensent l’usage des langues), mais seulement sur des extrapolations mettant en jeu le taux de scolarisation (lui-même suspect, en particulier en Afrique) des enfants et la progression démographique (pas toujours précisément décomptée) des populations.

À l’opposé de ces fanfaronnades, le tableau de la situation réelle du français n’est pas aussi glorieux.

Certes l’OIF regroupe 88 États et gouvernements, mais peut-on considérer comme « francophones » la Bulgarie, l’Égypte ou les Émirats arabes unis ?

Le français serait la deuxième langue diplomatique au monde. Ce qui est vrai, c'est qu'à l’ONU, à New York, en 2017, 85% des textes ont été rédigés en anglais ; 2% en français ; qu'au Secrétariat général de l’Union européenne, à Bruxelles, 92% des documents l’ont été en anglais ; 2% en français.

Selon l’OIF, le français serait la 4e langue utilisée sur Internet. Ce qui est vrai, c'est que la part réelle du contenu sur Internet est la suivante : anglais (60%), français (4%). En 2023, notre langue y occupait la 8e place, soit 3% des utilisateurs.

En Europe, l’anglais langue étrangère est choisi par 96% des élèves ; le français (par 22%), en baisse, est talonné par l’allemand et l’espagnol, en hausse. Aux États-Unis, le français langue étrangère a été supplanté par l’espagnol ; en Russie, par l’anglais.

Le français a pratiquement disparu des publications scientifiques. En 1880, trois langues, l’anglais, le français et l’allemand, se partageaient, à parts à peu près égales, ce domaine crucial. En 2006-2015, l’anglais représentait 97% des publications indexées par le Science Citation Index Expanded (6 500 revues, 150 disciplines), le français, 0,4%.

La perte d’influence du français se fait nettement sentir en Afrique, où se joue l'avenir de la Francophonie. Notre langue y subit de plus en plus la concurrence des langues nationales (dans le déni, l’OIF qualifie ce phénomène de « cohabitation » entre « langues partenaires ») et de l’anglais. En réalité, seule une très faible part de la population a le français comme langue première et même comme langue seconde. Cette perte a été accentuée par les putschs largement antifrançais et pro-russes des années 2020-2022 (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger). En 2008, le Rwanda a abandonné le français comme langue de l’enseignement et de l’administration. En 2014, le Burundi a intégré l'anglais dans son système éducatif et administratif. En 2022, le Gabon et le Togo sont devenus membres du Commonwealth. En 2022, l’Algérie a introduit l’enseignement de l’anglais dès la troisième année du primaire en parallèle avec celui du français. En 2023, elle a décidé d’interdire les programmes scolaires français dans les établissements privés. Le 18 mars 2025, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont saisi l'occasion de la semaine de la Francophonie pour annoncer qu'ils se retiraient de l'OIF. Un sondage récent montre que la majorité des jeunes Marocains préféreraient que l’enseignement soit donné en anglais plutôt qu’en français...

Comme diraient les Linguistes atterrées, "le français va très bien, merci"...

Ce qui est vrai aussi, malheureusement, c'est qu'en France même, notre langue subit la concurrence de plus en plus vive de l'anglais comme le révèlent le visage franglais de nos villes, les noms anglais de grandes entreprises, d’établissements publics ou de petits commerces, de produits et de services, d'événements, etc. Alors pourquoi nourrir l'illusion d'un tableau idyllique ? Ne vaudrait-il pas mieux regarder la réalité en face, afin de sauver ce qui peut l'être encore ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre des mesures effectives pour sauver la langue du naufrage ?

Mots-clés : Semaine de la Francophonie, critique, Organisation internationale de la Francophonie, OIF, nombre de francophones dans le monde, chiffres réels, « Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête », Hermann, Presses de l’Université Laval, Lionel Meney, Linguistes atterrées.

15 mars 2025

Mesurer la valeur du plurilinguisme et du multilinguisme

Grin, François et Ilaria Masiero, Mesurer la valeur du plurilinguisme suisse. Concepts, méthode, estimations, Lausanne, Épistémé, 2024.

Voilà un ouvrage que tout sociolinguiste devrait lire pour dépasser les jugements de valeur sans assises scientifiques trop souvent utilisés dans la défense des langues. Sa lecture est aussi passionnante par les résultats qu’il livre que par la méthode rigoureuse et transparente qu’il utilise. Il présente une définition précise des principaux concepts utilisés : économie des langues (n'ayant rien à voir avec les emplois métaphoriques présents dans la littérature sociolinguistique à la suite de Pierre Bourdieu), fonction communicationnelle vs fonction identitaire, plurilinguisme des individus vs multilinguisme des institutions et des organisations, compétences vs pratiques linguistiques, pratiques linguistiques au travail vs pratiques linguistiques en contexte privé, valeur des langues, valeurs sociales vs valeurs privées, valeurs marchandes vs valeurs non marchandes, etc. Les méthodes statistiques utilisées et les équations ne sont pas toujours accessibles au lecteur non familier de ce domaine, mais les nombreux tableaux et les explications qui les accompagnent minimisent ces difficultés.

Étape par étape, la démonstration progresse en s’appuyant sur de solides données linguistiques concernant la Confédération helvétique, donnant une image précise de la situation et de la dynamique des langues dans ce pays. Même si, au résultat, ils montrent d’une manière convaincante que le plurilinguisme et le multilinguisme suisses présentent plus d’avantages quantifiables que d’inconvénients, les auteurs n’éludent pas pour autant certains aspects qui peuvent faire problème. Mais aussi, ils terminent leur démonstration en ouvrant des perspectives prometteuses sur un nouveau et large champ de recherches sur le niveau de compétence des locuteurs et les valeurs non marchandes de la maîtrise des langues.

A la lecture de cet ouvrage, on comprend à quel point il est important d’avoir accès à des données linguistiques irréfutables, qu’il s’agisse de la compétence des locuteurs ou de leurs pratiques. Grâce à ses recensements, le Canada fournit bon nombre d’éléments à cet égard, même si le degré de compétence des locuteurs repose seulement sur leurs déclarations. On comprend aussi tout le chemin qu’il reste à faire avant de pouvoir établir le nombre véritable de francophones dans le monde et évaluer leurs compétences et leurs pratiques linguistiques. Enfin, on ne peut que déplorer que la France, pour des raisons purement idéologiques, ne procède pas à des recensements linguistiques malgré tout le bénéfice scientifique et social qu’elle pourrait en tirer.

Mots-clés : sociolinguistique, économie des langues, concepts, méthode, valeur des langues, valeurs marchandes, valeurs non marchandes, plurilinguisme, multilinguisme, Suisse, François Grin, Ilaria Masiero.

11 mars 2025

Quelques âneries relevées dans le tract des Linguistes atterrées

Ânerie : Grande ignorance de ce qu’on devrait savoir (Wiktionnaire)

Je donne ici un petit florilège de quelques idées fausses publiées dans le tract des Linguistes atterrées intitulé Le français va très bien, merci (Paris, coll. Tracts, Gallimard, 2023). J’ai développé mes critiques dans La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées, Limoges, Lambert-Lucas, 2024).

Déclaration de principe :

« Nous linguistes, sommes proprement atterrées par l’ampleur de la diffusion d’idées fausses sur la langue française » (p. 3). « Les linguistes sont les scientifiques de la langue » (p. 54).

Extraits :

« Le français n’existe pas » (p. 12)

« Le français n’est pas envahipar l’anglais » (p. 16)

« Le franglais n’existe pas en Europe » (p. 17)

La notion de franglais « n’a pas d’assise scientifique » (p. 17)

« L’anglais ne connaît pas de genre grammatical » (p. 17)

« L’anglais et le français sont des langues cousines » (p. 18)

« La visibilité de l’anglais dans l’espace public » « ne sont que des jeux [pour] retenir l’attention » (p. 19-20)

L’Académie française, « depuis le XIXe siècle ne suit plus l’évolution de la langue » ( p. 23)

« L’orthographe française [...] n’a pas été réformée depuis [...] 1835 » (p. 29)

L’idée d’une « dégradation » de l’orthographe n’est qu’une « illusion » (p. 31), « mais la maîtrise de l’orthographe régresse » (p. 32)

« Les études scientifiques montrent la très grande richesse des écritures numériques » (p. 40)

« Le français n’a pas de genre neutre » (p. 49)

Mots-clés : Langue française, sociolinguistique, idées reçues, idées fausses, ânerie, florilège, Linguistes atterrées, Le français va très bien, merci, collection Tracts, Gallimard.