09 septembre 2020

Comment traduire l’expression « cancel culture » ?

Culture du bannissement, culture du boycott, culture de la dénonciation, culture de l'ostracisme, culture de l'ostracisation, culture d'exclusion, culture du lynchage public. 

Depuis l’apparition des mouvements #MeToo en 2017 et #BlackLivesMatter, en 2013 (mais surtout en 2020), l’expression anglaise cancel culture s’est répandue dans les médias francophones. De prime abord, pour un francophone, elle semble opaque. Quelle est son origine ? Que signifie-t-elle ? Comment peut-on la rendre en français ?

Origine du terme.

L’expression serait d’abord apparue avec la sortie du film New Jack City en 1991. Dans ce film, un gangster, Nino Brown, crie « Cancel that bitch ! » (« Vire cette salope ! ») pour rompre avec sa petite amie révoltée par ses accès de violence. Ces termes sexistes ont été repris en 2010 par le rappeur Lil Wayne dans sa chanson I'm Single : « Yeah I'm single, nigga had to cancel that bitch like Nino » (« Le mec doit virer cette salope comme Nino »). Mais l’expression a surtout gagné en popularité en 2014, après qu’une candidate de l'émission « Love and Hip-Hop : New York » a lancé à son compagnon : «You're cancelled ! » (« T’es viré ! »). L’expression a été vite reprise et diffusée dans les médias sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp, etc.). Le hashtag #CancelUntel s’est vite répandu. On a même vu le hashtag #CancelCancelCulture

Les francophones ne connaissant pas son histoire, cela rend difficile la recherche d’un équivalent acceptable aussi bien du point de vue de la dénotation que de la connotation. 

Les sens de to cancel en anglais et de canceller en français.

Pour bien comprendre le sens de l’expression, il faut remonter aux sens de to cancel. Ce verbe anglais est un emprunt à l’anglo-normand canceler, forme dialectale du français chanceler, du latin cancellare (disposer en formes de croix). Il signifiait « annuler un document par des ratures en forme de croix » (Trésor de la langue française). En anglais, à partir du sens primitif spécialisé, il a pris le sens général d’« annuler » (to cancel an appointment, a flight, a show, an order, etc.).

Sous l’influence de cette langue, il est employé couramment dans ce sens en français canadien (Québec, Ontario, Acadie) (« canceller un rendez-vous »), ainsi que dans certains milieux de l’aviation (« vol cancellé »). Cet anglicisme de sens est critiqué. Seule l’acception limitée au domaine juridique « canceller (une décision de justice) », quoique d’emploi rare, correspondant au sens d’origine et au premier sens de l’anglais (to cross out something with lines, etc.), est considérée comme correct en français standard. (voir, dans ce blog, mon billet intitulé « Un emploi spécialisé de canceller en français »).

Le deuxième sens (to invalidate or annulate something) correspond de nos jours en français à annuler ou invalider. Il existe aussi en anglais un troisième sens, to kill, relevant du slang (argot américain) et correspondant en français à supprimer (familier), éliminer (familier), liquider (familier). 

Ces différentes acceptions se retrouvent peu ou prou dans les équivalents français attesté dans les médias. 

Définition. 

On peut définir la notion de cancel culture de la manière suivante : « Pratique consistant à retirer son soutien à une personne ou à une entreprise (une marque) parce qu’elle a dit ou fait quelque chose jugé inconvenant ou offensant ».

C’est une forme de bannissement par laquelle une personne ou une entreprise est exclue de certains réseaux sociaux ou professionnels, soit en ligne, soit dans la société ou dans les deux. C’est aussi une forme de boycott par lequel on demande de ne plus voir leur travail (leurs films, leurs chansons) ou de ne plus acheter leurs produits. Cela peut conduire jusqu’à la mort sociale de la personne visée (perte de contrats, d’emploi). 

A l’origine, le phénomène était circonscrit à un réseau social en particulier. Toute personne ou tout groupe ne respectant pas une certaine étiquette en était expulsé par la « communauté » (« to cancel out a person or community from social media platforms », Wiktionary). Plus tard le phénomène s’est élargi pour désigner toute campagne sur Internet visant à dénoncer et à boycotter une personnalité, dont les paroles ou les actes étaient jugés « inappropriés » (pour employer un anglicisme de sens) par certains. En représailles, on l’attaquait sur sa réputation et on le menaçait dans son emploi (« an attack on someone’s employment and reputation by a determined collective of critics, based on an opinion or an action that is alleged to be disgraceful and disqualifying » (Ross Douthat, The New York Times, 14 juillet 2020). 

A la recherche d’équivalents. 

Ne connaissant pas l’origine exacte et l’histoire de l’emploi de l’expression cancel culture, les francophones ont bien du mal à trouver une expression équivalente aussi bien du point de vue de la dénotation (le sens littéral d’un terme) que de celui de ses connotations (les éléments de sens qui peuvent s'ajouter à ce sens littéral). C’est là que réside toute la difficulté, car en anglais l’expression cancel culture a une histoire qui permet aux anglophones d’en comprendre le sens et d’en saisir les connotations. Ce n’est pas le cas en français.

Dans la presse francophone, on trouve toute une série d’expressions, plus ou moins satisfaisantes, comme culture de l’annulation, culture du bannissement (expression recommandée par l’Office québécois de la langue française), culture du boycott, culture de la délation, culture de la dénonciation publique, culture de l’effacement, culture de l’élimination, culture de l’humiliation publique, culture du lynchage, culture de la mise à l’index, culture de l’ostracisation, culture du pilori, culture du rejet, culture de la suppression, etc. Toute cette longue série montre bien la difficulté qu’il y a à trouver un équivalent aussi « parlant » en français. 

La plupart de ces expressions, comme culture de l’annulation, culture de l’effacement ou culture de la suppression, n’évoquent rien de précis pour un francophone. Ce sont des traductions plus ou moins littérales (to cancel = annuler, supprimer). Elles ne sont donc pas adéquates. D’autres, comme culture de la délation, culture de l’humiliation publique ou culture du lynchage, sont manifestement excessives.

Les expressions qui semblent le mieux répondre à ces deux exigences (dénotation et connotations) sont culture du bannissement, culture du boycott, culture de la dénonciation, culture de l’exclusion, culture de l’ostracisme ou de l’ostracisation. 

Dans culture du bannissement, on retrouve l'idée de mettre quelqu'un au ban du groupe, de la société, etc.

Dans culture du boycott, on retrouve non seulement l’idée de mise à l’écart d’une personne ou d’une société, mais aussi de refus de consommer ses produits (chansons, musiques, films, vêtements, parfums, etc.). La cancel culture, je l’ai dit plus haut, se caractérise par un appel au boycott des personnes visées (souvent des artistes, des journalistes, des universitaires) et des produits qui sont leurs moyens de subsistance, assorti d’un appel à la démission de leur poste ou de leur emploi. C’est une forme de boycott moral, culturel et économique.

Dans culture de l’ostracisme ou de l'ostracisation, on retrouve l’idée (remontant à une pratique de la Grèce antique) de la mise au ban du groupe, voire de la société, avec toutes les conséquences que cela implique (exclusion, perte de réputation, de moyens de défense et de subsistance). 

L'expression culture d'exclusion pourrait aussi assez bien rendre l'idée.

On peut d'ailleurs se demander si le terme pratique ne serait pas plus adéquat que culture. On pourrait mieux dire la pratique du boycott, de l’exclusion, de l’ostracisation. 

Conséquences de la cancel culture. 

On n’a pas manqué de dénoncer les excès auxquels peut se livrer la pratique de l’ostracisation. Si le procédé a permis de dénonciation de véritables scandales, il connaît aussi des dérives inquiétantes. La très célèbre auteur de Harry Potter, J. K. Rowling a été victime de ce phénomène et accusée de transphobie pour avoir osé affirmer sur Twitter que « seules les femmes avaient des menstruations »… Le New York Times a titré sérieusement : « It’s time Gauguin got cancelled ? » au motif que le peintre a eu des rapports sexuels avec de très jeunes filles et qu’il appelait « sauvages » les Polynésiens. En France, une campagne de boycott a été lancée contre le film J’accuse, rappelant l’histoire de l’affaire Dreyfus, parce que son auteur était Roman Polanski, accusé de viol aux Etats-Unis. L’acteur Omar Sy a été victime d’une menace de boycott au motif qu’il avait joué le rôle d’un flic alors que, par ailleurs, il s’était élevé contre les violences policières. De nombreuses personnalités comme J. K. Rowling, Salman Rushdie, Noam Chomsky, Margaret Atwood, Garry Kasporov, ont signé une pétition pour dénoncer la cancel culture.

C’est une forme de justice sommaire, sans procès, sans preuves établies, sans défense possible, une nouvelle loi de Lynch, qui se termine parfois par une véritable mise à mort sociale. Comme elle est née aux États-Unis, certains n’ont pas manqué de rappeler l’époque du maccarthysme, de la chasse aux sorcières, des condamnations sans procès. Ce n'est pas sans rappeler non plus les campagnes orchestrées par le pouvoir soviétique contre les dissidents (par exemple contre Boris Pasternak). Dans un Etat de droit, toute condamnation doit se prononcer bien évidemment dans le cadre d’un processus judiciaire.

Mots-clés : cancel culture ; traduction ; culture du bannissement; culture du boycott ; culture de l’ostracisme ; culture de l’ostracisation; culture d'exclusion ; pratique de l’exclusion.

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