24 avril 2024

Semaine de la francophonie : Avons-nous vraiment de quoi fêter?

Chaque année en mars, nous sommes censés fêter la Francophonie. Les médias, reprenant les chiffres de l’Organisation internationale de la Francophonie[1], publient des articles triomphalistes. Nous sommes 321 millions de francophones. À l’horizon 2065, on en comptera 767 millions. L’OIF représente 88 pays, 16% de la richesse mondiale. Le français est avec l’anglais la seule langue parlée et enseignée sur tous les continents, la deuxième langue apprise dans le monde... Chiffres faramineux, plus proches de la technique Potemkine que de la réalité, comme je le montre dans un livre[2].

Double concurrence de l’anglais

Derrière la façade, on découvre une langue française subissant les assauts de l’anglais, autant dans son lexique et sa grammaire que dans son utilisation. La langue d’Elon Musk pénètre de plus en plus notre grammaire et notre lexique. Elle y importe des milliers de mots, de sigles et d’acronymes anglo-saxons, modifie le sens de mots français, introduit des préfixes, des suffixes et des calques dans la grammaire, des images dans la phraséologie.

Si nous sommes sensibles aux emprunts de mots à la forme anglo-saxonne (booster, liker, tweeter...), nous le sommes moins aux emprunts de sens et de phraséologie. Les mots anglais agacent, irritent, insécurisent. Les emprunts de sens et d’images passent inaperçus. Pourtant, ils sont la conséquence du même phénomène : la pression de l’anglais sur le français.

La véritable menace

Il y a plus grave. L’importation d’anglicismes ne signifie pas forcément la mort annoncée de notre langue. L’anglais a emprunté beaucoup plus de mots français que le français ne l’a fait de mots anglais. Cela ne l’a pas empêché de se répandre sur toute la planète. La véritable menace pour notre langue réside dans sa perte d’utilité. Depuis quelques décennies, on ne compte plus les territoires perdus la langue française.

Cela se voit dans le visage de nos villes. Regardez le nom des commerces, le nombre de leurs enseignes en anglais, les affichages publicitaires, souvent uniquement en anglais, les publicités télévisées. Écoutez les chansons diffusées dans les commerces... L’anglais est partout. C’est comme si nos compatriotes n’avaient plus le désir de nommer en français les choses de la modernité. Dans leurs cerveaux, l’anglais occupe le rôle de « langue de superstrat », supplantant le français quand il s’agit de nommer toutes choses nouvelles - concepts, produits et services.

Les territoires perdus de la langue française

Certes, il n’y a jamais eu autant de francophones dans le monde, mais le français n’a jamais été aussi menacé. La force d’une langue se mesure non pas à la « pureté » de son vocabulaire, mais à l’aune de son utilité, et les territoires perdus du français sont nombreux, et dans des domaines cruciaux.

La diplomatie d’abord. Depuis le traité de Versailles, le français n’a cessé de perdre du terrain. Il a beau être langue officielle dans plusieurs organismes internationaux, il ne représente que 2 % des textes rédigés à l’ONU, 2 % de ceux rédigés au Secrétariat du Conseil de l’Union européenne. Il est menacé en Afrique par la concurrence des langues nationales et de l’anglais. Le Rwanda et le Burundi sont passés à l’anglais. Les putschs au Mali, au Burkina Faso et au Niger sont le signe avant-coureur d’un abandon de notre langue par ces pays. Or, si la Francophonie a un avenir, ce n’est pas dans nos sociétés vieillissantes, mais en Afrique.

Les sciences et les techniques ensuite. Dans ces domaines aussi le français a décroché. Au XIXe siècle, il faisait partie, avec l’anglais et l’allemand, des trois grandes langues scientifiques. Aujourd’hui, il ne représente plus qu’un infime pourcentage des publications. L’anglais en truste plus de 90 %. Pasteur, de nos jours, rédigerait ses papers et ferait ses prez en anglais. Sinon, il serait tout simplement hors course.

Le choc des législations

Le choc des législations aussi favorise l’expansion de l’anglais au détriment du français au niveau européen. Les lois et directives européennes s’opposent à celles que la France a adoptées (sans les faire respecter vraiment). Malgré les discours sur l’égalité des 24 langues officielles, le multilinguisme des institutions et le plurilinguisme des individus, l’anglais est devenu de facto la langue de l’UE. Il est choisi par la plupart des jeunes Européens comme première langue seconde ; le français est en concurrence défavorable avec l’allemand et l’espagnol dans le choix d’une troisième langue.

Sursaut nécessaire

Faut-il baisser les bras pour autant ? Certainement pas. Le français est un élément trop important de notre identité pour qu’on le laisse aller à vau l’eau, jusqu’au naufrage... La campagne des élections européennes devrait être l’occasion de débattre de la place des langues en France et dans l’UE, de prôner un véritable aménagement linguistique inspiré des modèles canadien et québécois. Vœu pieux ? Peut-être bien, quand on considère tous les autres défis auxquels sont confrontées notre « vieux pays ».

Mots-clés : semaine de la Francophonie, concurrence anglais-français, véritable menace, anglicisme, perte d’influence, territoires perdus de la langue française, choc des législations linguistiques françaises et européennes.



[1] La langue française dans le monde (2019-2022), site web de l’OIF.

[2] Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête, Québec, Presses de l’Université Laval, 2024.

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