14 octobre 2024

Combien de francophones sommes-nous vraiment ?

À la veille de son XIXe Sommet, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) nous apprend qu’en 2024, nous étions 343 millions de francophones dans le monde. Selon elle, nous étions « seulement » 274 millions en 2014, 321 millions en 2022, soit un gain de 69 millions en 10 ans, de 22 millions en 2 ans. Vingt-deux millions de personnes en plus, qui seraient devenues « francophones » sur cette courte période. L’OIF nous annonce aussi que, sur ces 343 millions, « plus de la moitié » se trouvent en Afrique. Autrement dit, près de 171 millions de francophones se trouveraient ailleurs. Si l’on compte les francophones de l’hémisphère nord (France, Belgique, Suisse, Canada), les seuls à pouvoir être dénombrés d’une manière (à peu près) sûre, on ne dépasse guère les 83 millions de locuteurs. Il reste donc à trouver 88 autres millions de francophones. Où sont-ils ? En Amérique du Nord (hors Canada) ? En Amérique du Sud ? En Asie ?

Ces chiffres mirobolants sont peu crédibles. Ils ne s’appuient ni sur des bases définitionnelles, ni sur des bases statistiques solides. La notion même de « francophone » retenue est la plus large et la plus vague possible. Or, il ne suffit pas d'avoir suivi des cours de français à l'école pour pouvoir être considéré comme vraiment francophone. À quoi cela sert, si vous n'avez pas besoin de parler français à la maison et, plus encore, au travail ? Une langue utilisée seulement à la maison s’étiole ; une langue nécessaire au travail se développe. Combien des francophones comptabilisés par l’OIF ont besoin de notre langue dans leur vie professionnelle, quand on sait que, même pour les véritables francophones, le français n'est plus à même de répondre à tous leurs besoins de communication ?

Le dénombrement ne s’appuie sur aucun recensement linguistique spécifique (parmi les pays « francophones », seuls le Canada et la Suisse recensent l’usage des langues), mais seulement sur des extrapolations mettant en jeu le taux de scolarisation (lui-même suspect, en particulier en Afrique) des enfants et la progression démographique (pas toujours précisément décomptée) des populations.

À l’opposé de ces fanfaronnades, le tableau de la situation réelle du français n’est pas aussi glorieux. Certes l’OIF regroupe 88 États et gouvernements, mais peut-on considérer comme « francophones » la Bulgarie, l’Égypte ou les Émirats arabes unis ? Le français serait la deuxième langue diplomatique au monde. Ce qui est vrai, c'est qu'à l’ONU, à New York, en 2017, 85% des textes ont été rédigés en anglais, 2%, en français ; qu'au Secrétariat général de l’Union européenne, à Bruxelles, 92% des documents l’ont été en anglais, 2% en français. Selon l’OIF, le français serait la 4e langue utilisée sur Internet. Ce qui est vrai, c'est que la part réelle du contenu sur Internet est la suivante : anglais (60%), français (4%). En 2023, notre langue y occupait la 8e place, soit 3% des utilisateurs. En Europe, l’anglais langue étrangère est choisi par 96% des élèves ; le français (22%), en baisse, est talonné par l’allemand et l’espagnol, en hausse. Aux États-Unis, le français langue étrangère a été supplanté par l’espagnol ; en Russie, par l’anglais. Le français a pratiquement disparu des publications scientifiques. En 1880, trois langues, l’anglais, le français et l’allemand, se partageaient, à parts à peu près égales, ce domaine crucial. En 2006-2015, l’anglais représentait 97% des publications indexées par le Science Citation Index Expanded (6500 revues, 150 disciplines), le français, 0,4%.

La perte d’influence du français se fait nettement sentir en Afrique, où se joue l'avenir de la Francophonie. Notre langue y subit de plus en plus la concurrence des langues nationales (dans le déni, l’OIF qualifie ce phénomène de « cohabitation » entre « langues partenaires ») et de l’anglais. En réalité, seule une très faible part de la population a le français comme langue première et même comme langue seconde. Cette perte a été accentuée par les putschs largement antifrançais et pro-russes des années 2020-2022 (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger). En 2008, le Rwanda a abandonné le français comme langue de l’enseignement et de l’administration. En 2014, le Burundi a intégré l'anglais dans son système éducatif et administratif. En 2022, le Gabon et le Togo sont devenus membres du Commonwealth. En 2022, l’Algérie a introduit l’enseignement de l’anglais dès la troisième année du primaire en parallèle avec celui du français. En 2023, elle a décidé d’interdire les programmes scolaires français dans les établissements privés. Un sondage récent montre que la majorité des jeunes Marocains préféreraient que l’enseignement soit donné en anglais plutôt qu’en français...

Ce qui est vrai aussi, malheureusement, c'est qu'en France même, notre langue subit la concurrence de plus en plus vive de l'anglais comme le révèlent le visage franglais de nos villes, les noms anglais de grandes entreprises, d’établissements publics ou de petits commerces, de produits et de services, d'événements, etc. Alors pourquoi nourrir l'illusion d'un tableau idyllique ? Ne vaudrait-il pas mieux regarder la réalité en face, afin de sauver ce qui peut l'être encore ?

Souvenirs incomplets...

De 1971 à 1995, il y avait à Québec un célèbre club de hockey sur glace, les Nordiques de Québec. En 1979, ils sont entrés dans la Ligue nationale de hockey (en anglais National Hockey League ou NHL). En 1972 eut lieu pour la première fois au Canada une série de matches restée célèbre (appelée la Série du siècle) entre l’équipe nationale du Canada et celle de l’URSS. C’est alors que les Canadiens ont fait vraiment connaissance avec le hockey et les joueurs soviétiques.

Certains de ces joueurs voulaient jouer en Amérique, mais le système soviétique de l’époque leur interdisait de le faire. En 1989, j’ai rencontré furtivement Igor Larionov (Игорь Николаевич Ларионов) dans son hôtel, le Château Bonne Entente à Québec. Je lui ai fourni à sa demande des journaux en langue anglaise. Il était l’un des rares, sinon le seul joueur russe à parler cette langue. Finalement il réussira à jouer pour les Canucks de Vancouver.

À partir de ces années-là, les premiers joueurs russes ont commencé à pouvoir signer des contrats en Amérique du Nord. L’arrivée de chacun d’entre eux était un véritable événement. À l’époque très peu de gens parlaient russe à Québec (ce n’est plus le cas aujourd’hui, car il y a désormais beaucoup de Russes et d’Ukrainiens). J’ai été chargé par les Nordiques de Québec de servir d’interprète pour Alexeï Goussarov (Алексей Васильевич Гусаров) en 1990, Valeri Kamenski (Валерий Викторович Каменский) en 1991 et Andreï Kovalenko (Андрей Николаевич Коваленко) en 1992. Ma collègue, Hélène Paléologue, aussi a été sollicitée comme interprète.

Mots-clés : interprétation, russe-français-russe, hockey sur glace, Nordiques de Québec, Ligue nationale de hockey, joueur soviétique, Igor Larionov, Alexeï Goussarov, Valeri Kamenski, Andreï Kovalenko, Hélène Paléologue.

12 octobre 2024

Réduflation ou Réducflation? Raisons d’un échec.

Selon un coup de sonde que j’ai fait dans la base Eureka.cc du groupe Cision le 12-10-2024, le terme shrinkflation est apparu pour la première dans les médias anglophones nord-américains le 25-03-2017 dans The Christian Science Monitor. Il est apparu pour la première fois dans la presse francophone européenne (PFE) le 17-10-2021 dans une dépêche de l’AFP, grande pourvoyeuse d’anglicismes, reprise par plusieurs journaux français, soit près de 5 ans plus tard.

Pour remplacer ce mot-valise anglais (shrink + inflation), le terme réduflation a été proposé. En Europe francophone, il n’a pas connu de succès, même s’il n’est pas complétement absent de la presse. Il est apparu dans la PFE le 26-01-2022, soit environ 3 mois plus tard seulement.

En date du 12-10-2024, le terme shrinkflation était mentionné 2809 fois dans la PFE ; réduflation, 578 (près de 5 fois moins). C’est une première preuve du succès très limité du terme. Si l’on interroge la base pour savoir quand les 2 mots (shrinkflation ET réduflation) sont employés ensemble, on obtient 519 fois. Si l’on demande combien de fois réduflation est employé tout seul (réduflation SANS shrinkflation), on obtient 59 fois seulement. C’est là le véritable signe de la vitalité très limitée du terme. En revanche, si l’on demande combien de fois shrinkflation est employé seul (shrinkflation SANS réduflation), on obtient 2290 fois (près de 40 fois plus). Là, c’est le signe de la (grande) vitalité du terme anglais.

On doit se demander pourquoi réduflation ne s’est pas implanté dans la PFE. Les raisons du succès ou de l’échec d’une création lexicale sont toujours multiples, complexes, difficiles à cerner. J’en parle plus en détail dans Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais, PUL, 2024 (p. 168-172).

Dans ce cas, le délai entre l’introduction de l’anglicisme et l’emploi d’un néologisme de rechange a été très court. Il ne semble donc pas qu’il faille chercher la raison dans une longue implantation de l’anglicisme.

En revanche, l’artificialité du terme est à prendre en compte. Contrairement à ce que dit le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, qui le « trouve acceptable parce qu’il s’intègre bien au système linguistique du français » (sic), il est assez mal formé. En effet, la coupe ré-du-ction ne respecte pas le coupe syllabique normale, qui est ré-duc-tion. Elle va à l’encontre du sentiment de la langue. D’ailleurs la forme abrégée réduc s’emploie en langage familier pour réduction (50% de réduc). Il est étonnant que les inventeurs du terme réduflation n’y ait pas pensé. Pour respecter la règle, il aurait donc fallu proposer réducflation. (L’anglais shrink-fla-tion, quant à lui, respecte cette règle de base).

On trouve d’ailleurs quelques (rares) exemples de cette forme plus régulière comme celui-ci :

« Diminuer la quantité dans un paquet ou une bouteille et les vendre au même prix, voire plus cher. Mesquine, déloyale, cette détestable pratique des fabricants pour camoufler une hausse du prix, aussi appelée shrinkflation ou réducflation, n’est pas illégale [...]. » (60 Millions de consommateurs, 17-05-2024).

Rappelons aussi que le procédé de formation par mot-valise (portmanteau word) est typiquement anglais et qu’il respecte l’ordre des mots de cette langue, différent de celui du français.

Les règles de base à respecter dans la création d’un nouveau terme s’appellent clarté, précision et respect de la langue.

Mots-clés : anglicisme, création lexicale, néologisme, shrinkflation, réduflation, réduc, réducflation, implantation, succès, échec, Grand Dictionnaire de la langue française.