15 novembre 2024

Cela vaut-il la peine d'écrire au Petit Robert pour lui suggérer des modifications?

Le Petit Robert en ligne permet de relever les mots ayant la même origine, comme ceux d’origine russe. Ces relevés ne sont pas exhaustifs, car ils dépendent des étymologies nommément indiquées dans les articles du dictionnaire (par exemple : du russe). Or, elles ne le sont pas toutes systématiquement, sans compter que de nombreux mots voyageurs ont des étymologies complexes. Ce dictionnaire permet aussi d’envoyer des observations à l’équipe de lexicographes. On peut se demander si c’est vraiment utile de leur écrire pour leur soumettre des demandes de corrections, d’ajouts ou de suppressions.

En 2018, j’ai analysé systématiquement tous les mots russes de ce dictionnaire. J’ai relevé des erreurs de transcriptions, d’étymologies, de définitions et j’ai envoyé ce document aux éditions Le Robert, sans grand espoir de retour. Voir ce document :

https://carnetdunlinguiste.blogspot.com/2018/09/les-mots-dorigine-russe-dans-les_22.html

 J’ai eu la curiosité de vérifier dans quelle mesure il a été tenu compte de mes observations et j’ai été agréablement surpris du nombre de modifications (une bonne quinzaine) apportées depuis dans ce dictionnaire, modifications correspondant à mes demandes.

En conclusion, oui, ça vaut la peine d’écrire au Petit Robert.

*** 

Mots corrigés dans le sens que j’avais proposé :

Matriochka : dérivé de Matriona

Bolchevik : ajout de la translittération de la forme russe de « majorité »

Kolkhoze : ajout de la translittération du mot en russe

Komsomol : ajout de la translittération du mot en russe

Merzlota : ajout de l’origine étymologique (miorznout’)

Vernalisation : ajout calque de iarovizatsia et étymologie corrigés

Barzoï : étymologie corrigée

Intelligentsia : étymologie corrigée

Podzol : définition corrigée

Houligan : étymologie corrigée

Kolinski : étymologie (prudemment) corrigée

Liquidateur : étymologie corrigée

Polatouche : étymologie corrigée

Rouble : translittération corrigée

Yourte : translittération corrigée

Uniformisation de la finale de blini, pirojki et zakouski réalisée

Non encore satisfaisant :

Bérézina : ajouter : du russe, nom d’une rivière en Russie, sur la racine du mot bouleau en russe

Kalachnikov : ajouter : du russe

Léninisme et léniniste : ajouter : du russe, Lénine pseudonyme de Vladimir Ilitch Oulianov

Stakhanovisme et stakhanoviste : ajouter : du russe

Stalinien et stalinisme : ajouter : du russe, Staline, pseudonyme de Iossif Vissarionovitch Djougachvili

Trotskisme et trotskiste : ajouter : du russe, pseudonyme de Lev Davidovitch Bronstein

Vieux-croyant : ajouter ce terme

Occidentalisme et occidentaliste : ajouter ces termes

Pavlovien : ajouter ce terme

Kompromat : ajouter ce terme

Mazout : étymologie du turc par le russe non mentionnée

Tatar : étymologie du turc par le russe

Bortch : potage préparé dans les pays slaves (Russie, Ukraine, etc.) ; pas seulement en Russie

Kacha : bouillie (d’avoine, de blé, d’orge, de sarrasin, etc.). Remarque : kasha est l’orthographe anglaise

Komsomol : indiquer qu’il s’agit d’un acronyme

Raspoutitsa : partiellement corrigé par ajout de put’ (chemin), littéralement chemin défoncé

Tokamak : indiquer qu’il s’agit d’un acronyme

Liman : étymologie (turque) non corrigée

Starets : étymologie (vieillard) non corrigée

Beluga : à l’origine, confusion entre une sorte d’esturgeon (beluga) et une sorte de baleine (beluxa) non mentionnée

Mir : définition laborieuse. Il suffit de dire « communauté villageoise » avant la Révolution de 1917

Tchérémisse : ce mot, vieilli en Russie même, désigne un petit peuple de 550 000 personnes, appelées depuis la Révolution Mari. Les Tchétchènes, quatre fois plus nombreux et plus présents dans le paysage médiatique que les Mari sont absents du Petit Robert

Télègue : Le Petit Robert, contrairement à sa propre définition, persiste à définir ce véhicule comme « une charrette à quatre roues ». La télègue ayant quatre roues est un chariot

Désignation des acronymes dans certains cas (goulag), mais pas dans d’autres (kolkhoze)

Marque de la mouillure des consonnes dans les translittérations dans certains cas (gromit’), mais pas dans d’autres (oukazat)

Finale des adjectifs masculins russes translittérés tantôt -yi (malosolnyi), tantôt -y (glasny).

Mots-clés : Dictionnaire, Petit Robert, dialogue, demandes de modifications, ajouts, suppressions.

04 novembre 2024

Doit-on dire "médecin de famille" ou "médecin traitant"?

Il y a belle lurette qu'il n'y a plus de "médecins de famille" au Québec (mais pas seulement au Québec), même si le ministère de la Santé s'obstine à utiliser ce terme. On compte même des centaines de milliers de Québécois qui n'ont pas de médecin du tout. Il est révolu le temps où le même médecin soignait tous les membres d'une famille, parfois sur plusieurs générations, au cours de sa carrière. Dans ce temps-là, le terme "médecin de famille", limpide comme de l'eau de roche, était adéquat. De nos jours, il est impropre. Lorsqu'on a la chance, pour s'occuper de sa santé, d'avoir un médecin, on bénéficie d'un "médecin traitant".

Mots-clés: santé, Québec, propriété des termes, médecin de famille, médecin traitant.

25 octobre 2024

Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête, Paris, Hermann, 2024.

Présentation

Choix du titre :

Un titre volontairement provocateur, peut-être un peu catastrophiste, quoique, vous verrez, je n’ai pas de bonnes nouvelles... Plusieurs objectifs :

1) Dessiner un tableau lucide de la situation réelle du français, loin du « jovialisme »(1) de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), selon qui, le français, avec 343 millions de francophones dans le monde, serait « en pleine forme(2) » ;

2) Contribuer à une analyse objective du phénomène en écartant les explications subjectives, contre-productives (anglomanie, snobisme, etc.) ;

3) Sensibiliser le public aux menaces qui pèsent sur notre langue (surtout les Français : au Québec, nous sommes déjà sensibilisés) ;

4) Avancer des propositions pour contrer l’érosion du français en France et en Europe, en s’inspirant, notamment, des modèles canadien et québécois.

Sous-titre

J’ai procédé à deux types d’enquêtes :

1. Enquête physique, sur le terrain, dans des villes françaises. Pourquoi la France ?

Parce que c’est là que le phénomène de l’anglicisation est le plus patent ;

Parce que, si la France délaisse le français, cela entraînera des répercussions sur les autres pays francophones, dont le Québec.

2. Enquête par navigation sur de nombreux sites web français :

Sites institutionnels, sites de grandes entreprises, des principaux médias (et aussi de nombreuses interrogations dans la base de données Eureka.cc(3), pour évaluer la concurrence entre termes anglais et termes français), sites officiels de l’Union européenne (car c’est là que se joue, en grande partie, le sort du français).

Trois angles d’analyse :

J’ai analysé l’état du français (c-à-d. de son corpus, son lexique et sa grammaire) et de son utilisation (c-à-d. de son statut) sous trois angles, d’où la division de mon livre en trois parties :

1) L’omniprésence de l’anglais dans l’environnement visuel et auditif des Français (Première partie) ;

2) La pénétration de l’anglais dans le domaine du corpus du français (Partie II) ;

3) La concurrence de l’anglais dans le domaine du statut du français (Partie III).

Dans ma Conclusion, je présente une série de mesures qui pourraient aider, sinon à inverser la situation, du moins à la stabiliser.

Première partie : « La partie visible de l’iceberg »

1) Sur le terrain. J’ai arpenté les rues de grandes villes françaises (principalement Paris et Nice). J’ai relevé le nom des enseignes. Je suis entré dans des magasins d’alimentation (Carrefour, Monoprix...), des restaurants fast-food et « ethniques » (McDonald’s, O’Tacos...), des boutiques de vêtements (Camaïeu, IKKS, Levy’s, Undiz...), des librairies (FNAC...), des salons de coiffure, de barbier (barber shop), etc.

À la différence de ce qu’on voit au Québec, partout, j’ai été confronté à des enseignes, des noms de produits ou de services, des slogans de campagnes publicitaires, des affichages en anglais ou dans une forme hybride, franglaise.

Un exemple : Avenue Jean-Médecin à Nice, 33% des enseignes étaient en anglais ou en franglais (forme hybride) lors de mon relevé en 2022.

J’ai pensé au combat des Québécois pour donner un « visage français » à leurs villes. En France, le cœur des villes a désormais un visage franglais.

2) Sur la Toile, j’ai navigué sur les sites de grandes entreprises françaises (Renault, Peugeot, Air France...), mais également des sites institutionnels (ministères, régions, communes, universités, écoles de commerce, etc.).

Partout j’ai noté la présence de l’anglais : dans le nom des sociétés, de leurs divisions, dans les slogans de leurs marques, les noms de leurs produits et services, ceux de bâtiments publics, d’événements, etc.

Un exemple : Le Groupe Renault est devenu Renault Group en 2021. La division des camions s’appelle Renault Trucks. Celle des produits, Renault Retail Group. Le service après-vente, Renault Car Service. Celui de location de véhicules, Renault Share Mobilize. Celui de remise en état des véhicules d’occasion, Refresh Service par Renault Care...

Je ne veux pas abuser des exemples. J’en ai des dizaines dans mon livre. Je terminerai cet aspect de la partie visible de l’iceberg par trois autres exemples caractéristiques.

Un exemple de fast-food : En France, tous les services et les « plats » chez McDonald’s sont des trademarks américaines, des marques déposées en anglais : McDelivery, McChicken, McPancake, Filet-o-Fish, Ice tea... Au Québec, même McDo a fait un gros effort de francisation : McLivraison, McPoulet, McCrêpes,Filet de poisson, Thé glacé...

Un exemple particulièrement ridicule : OceanSpray, coopérative américaine, vend des canneberges au Québec et des cranberries en France.

Un exemple de marque territoriale : Celle d’Angers Loire Métropole (agglomération d’Angers sur la Loire = anglicisme de syntaxe) est Angers Loire Valley, anglicisme justifié de la manière suivante : « De l'extérieur, la vallée de la Loire est un identifiant fort […]. Or, qu'on le veuille ou non, l'anglais est devenu l'espéranto [sic] des temps modernes. L'anglicisme s'est donc imposé, avec la volonté de présenter une marque unique aussi bien en France qu'à l'étranger ». C’est clair : le français ne convient pas aux étrangers, mais l’anglais convient aux Français, même sur leur territoire.

Conclusion : en France, 1) l’anglais est partout dans l’environnement visuel et auditif (Je n’ai pas parlé des chansons diffusées dans les commerces. Ce sont pratiquement toujours des chansons anglaises) ; 2) les Français eux-mêmes y ont systématiquement recours pour nommer leurs sociétés, (même) leurs (petits) commerces, leurs produits, leurs services, leurs événements. Dans la tête des gens, l’anglais est devenu la langue de superstrat(4) ; 3) Il ne semble pas y avoir de forte volonté politique d’abandonner cette pratique.

Mais la partie visible de l’iceberg n’est que le symptôme de quelque chose de plus grave encore. Si l’on descend dans les profondeurs, on découvre deux phénomènes plus inquiétants : la pression que l’anglais exerce non seulement sur le corpus de la langue, mais aussi sur son statut, son emploi...

 Partie II : La pression de l’anglais sur le corpus du français

Je n’entrerai pas dans le détail de la pénétration de l’anglais dans le corpus du français. Dans le livre, j’en fait une longue description fondée sur l’analyse de la langue des médias français (sur leurs sites web ou à partir de la banque de textes journalistiques Eureka.cc)(5).

Dans ce but de sensibilisation, j’insiste sur le fait que la pression de l’anglais sur le corpus du français ne se manifeste pas seulement : 1) sur le lexique, mais aussi : 2) sur la grammaire ; pas seulement : 3) sous la forme d’emprunts de mots anglais, mais aussi : 4) de sens anglais ; pas seulement : 5) sur la morphologie, mais aussi : 6) sur la syntaxe.

En fait, toutes les catégories de la langue sont touchées, à part la phonologie (quoique avec un bémol : le phonème /ŋ/, comme dans marketing : /maʁ.ke.tiŋ/, peut être considéré comme un emprunt à langlais), du moins en français central.

On observe cependant de grandes différences de traitement dans la prononciation des mots anglais entre les Français (prononciation souvent basée sur l’orthographe du mot) et les Québécois (souvent basée sur la prononciation anglaise).

Tous ces phénomènes ont une seule et même cause : la pression de l’anglais sur le français. On assiste à un processus d’hybridation(6) anglaisfrançais, un mouvement inverse, mais semblable à celui qui a produit langlais moderne à partir de linvasion anglo-normande (langue romane : latin, françaislangue germanique).

Au résultat, c’est ce que j’ai appelé le New French, nouveau terme pour marquer qu’on avait atteint une étape supplémentaire dans l’anglicisation depuis le franglais décrit par Étiemble en 1964(7). Par New French, j’entends un français en cours d’hybridation, fortement marqué par des interférences lexicales, phraséologiques, morphologiques et syntaxiques de l’anglais.

Plus de détails :

1. Pressions sur le lexique :

1.1 Emprunts de mots anglais : Ce sont ceux qu’on remarque le plus facilement et qu’on combat (France Terme, Office québécois de la langue française...) à cause de leur forme anglaise (leur signifiant). On les compte par milliers : mots simples comme box, kit, set, pack..., mots composés comme business plan, call center, check-list..., tournures phraséologiques imagées comme business angel, low profile, open bar...

Je me suis plus particulièrement intéressé à une quarantaine d’adjectifs que j’ai déclarés « en instance de naturalisation » : arty, cosy, easy, flashy, friendly, happy, hard, healthy, punchy, soft, vintage, etc. Ces adjectifs fréquents posent la question de la différence entre un xénisme et un emprunt.

1.2 Emprunts de sens anglais : Ce sont des mots français auxquels s’est ajouté un sens anglais. Ils sont aussi très nombreux comme conventionnel (vs classique, traditionnel), dédié (vs consacré à, destiné à, prévu pour), éligible (vs ayant droit à, admissible à), initier (vs lancer), opérer (vs assurer, exploiter), questionner (vs remettre en question, contester), réhabiliter (vs restaurer, rénover), sanctuaire (vs refuge) ... Ce sont les anglicismes qu’on remarque le moins parce le sens anglais (le signifié) se cache sous une forme française (le signifiant). Mais ils sont la conséquence de la même pression de l’anglais sur le français.

2. Pression sur la grammaire :

3.1 Elle s’exerce non seulement sur le morphologie, comme le préfixe e- (e-commerce) ; le suffixe -ing (franglicismes : footing...) ; les suffixes lexicaux -gate (= le scandale de), -land (= le pays de), man (homme) ; les sigles (SUV) ; les acronymes (PIN) ; les troncations par apocope (after, bachelor, drive) ; les mots-valises (podcast = iPod + broadcasting) et tous ses dérivés (podcaster, podcastable, podcasteur).

3.2 mais aussi sur la syntaxe, comme des changements de partie du discours : Paris ville monde (vs de rang mondial) ; des changements de construction : jouer une équipe, signer un joueur ; des inversions dans l’ordre des mots : Macron compatible, Sorbonne Université ; des combinaisons non idiomatiques verbe+ complément : adresser un problème ; des calques de construction : le deuxième plus grand ; des accumulations d’adjectifs et d’adverbes antéposés. Exemple : « Le très médiatique et controversé professeur marseillais, Didier Raoult, est désormais visé par une plainte. » (lematin.ch, 03-09-2020).

Concurrence

La concurrence sur le marché linguistique entre mots anglais et mots français n’est pas uniforme. Certains mots français résistent à la pression (grille-pain vs toaster)(8), d’autres s’effondrent. Certains néologismes s’imposent (jardinerie vs garden center), d’autres ne « décollent » pas (camion-restaurant vs food-truck). Parfois, la concurrence est serrée, laissant un léger avantage au français (stimuler vs booster) ou à l’anglais (phishing vs hameçonnage).

Exemple : le syntagme serial + nom a fourni un grand nombre de combinaisons comme serial + (nom négatif) agresseur, cambrioleur, menteur (Trump...), gaffeur (Biden...), violeur, voleur ; serial + (nom positif) auteur, buteur, entrepreneur, séducteur... Concurrence : dans le presse française : cambrioleur en série (73% des occurrences) / serial cambrioleur (27%).

Cependant si la concurrence de l’anglais dans le corpus du français peut être irritante, voire insécurisante, ce n’est pas la menace la plus grande qui pèse sur notre langue. Après tout, l’anglais a emprunté plus de mots français que le français ne l’a fait de mots anglais. Langue germanique, il ne compte plus que 25% de mots d’origine germanique contre 28% d’origine française (tous dialectes et époques confondus) et 28% d’origine latine(9). Cela ne l’a pas empêché d’accéder au statut qu’on lui connaît de première langue de communication mondiale.

Le français n’est pas encore anglicisé à ce point. J’évalue ses emprunts lexicaux à l’anglais entre 8% (cf. 5 000, Weismann(10)) et 13% (cf. 8 000, Gilder(11)), si l’on s’en tient à la langue générale (60 000 mots). Cependant le pourcentage est plus élevé, si l’on prend en compte les vocabulaires spécialisés.

Il y a une menace plus grave que les anglicismes, cette menace, c’est l’anglais lui-même et l’usage de plus en plus fréquent qu’on en fait. C’est l’objet de ma Troisième partie. 

Partie III : La concurrence de l’anglais dans le statut du français

C’est ce que j’ai appelé, inspiré par un titre célèbre(12), les « territoires perdus de la langue française », c’est-à-dire la diminution des territoires où la langue française est d’usage, qu’il s’agisse de territoires physiques (en Europe, en Afrique) ou de domaines d’utilisation, de territoires intellectuels (dans la diplomatie, le commerce, l’enseignement, la recherche scientifique...).

J’ai déjà parlé de la dégradation de la présence du français dans l’environnement visuel et auditif en France, de la supplantation du français par l’anglais dans le nom des entreprises, des commerces, de leurs produits et services, des bâtiments, des événements, etc. Ce sont des territoires perdus, mais il y en a d’autres, plus graves encore.

Critique du « jovialisme » de l’OIF :

Je critique ses définitions (la notion même de « francophone »), ses méthodes de calcul (l’absence de données directes fiables) et ses chiffres. Contrairement à ce que l’OIF affirme(13), nous sommes certainement loin d’être 321 millions(14) à parler français sur la planète. Certes, nous sommes souvent la deuxième langue après l’anglais. Mais une deuxième langue qui se situe loin, très loin derrière lui.

1. Perte d’influence du français comme langue de communication internationale :

1.1 La langue de la diplomatie :

Les institutions mondiales : à l’ONU à New York, en 2017, 84,86% des textes ont été rédigés en anglais, 2,44%, en français.

Les institutions européennes : à Bruxelles, au Secrétariat général de l’Union européenne, en 2017, 92,46% des documents ont été rédigés en anglais, 2,07% en français.

La politique au niveau de l’Union européenne se fait en anglais. Les directives et les sites web de l’UE sont rédigés en anglais et, souvent, simplement traduits automatiquement dans les 23 autres langues officielles de l’Union (avec mise en garde selon laquelle ces traductions n’ont pas valeur légale).

Exemple : Le groupe Renew Europe (social-libéral) au Parlement européen. En 2024, il comprend 77 députés, dont 15 Français ; de 24 pays, 24 langues différentes. Présidente : la Française Valérie Hayer. Comment éviter l’anglais comme langue de communication ?

1.2 Le français comme langue de communication en Europe :

Langue maternelle : 1) l’allemand (90 millions), 2) le français (72 à 75 millions, soit 15% de la population européenne).

Langue seconde : 1) l’anglais (44%), 2) le français (20%).

1.3 Le français comme langue d’apprentissage de langues étrangères en Europe : 1) l’anglais (96% des élèves l’apprennent comme deuxième ou troisième langue), 2) le français (22%), en perte de vitesse, talonné par l’allemand (18%) et l’espagnol (17%), en hausse.

1.4 Quasi-disparition du français dans les publications scientifiques :

En 1880, trois langues, l’anglais (36%), le français (27%) et l’allemand (24%)(15), dominaient les publications scientifiques. En 2006-2015, l’anglais représentait 97% des publications indexées par le Science Citation Index Expanded (6 500 revues, 150 disciplines), le français, 0,4%.

1.5 La part véritable du français sur Internet :

La part du contenu par langues sur Internet est la suivante : 1) anglais (60%), 5) français (4%), après le chinois (16%), l’espagnol (8%) et l’arabe (5%). En 2023, le français occupait la 8e place sur Internet par langues utilisées, soit 3% des utilisateurs.

2. Les territoires physiques du français : une peau de chagrin ?

2.1 Perte d’influence du français en Afrique devant la concurrence des langues nationales et de l’anglais. L’OIF pratique le déni dans ce domaine, parlant de « partenariat » entre les langues plutôt que de « concurrence ».

Très faible part des populations africaines ayant le français comme langue première et même langue seconde.

2.2 Perte d’influence politique accentuée par les putschs antifrançais et pro-russes des années 2020-2022 (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger).

2.3 Recul du statut du français dans plusieurs pays africains : En 2008, le Rwanda a abandonné le français comme langue de l’enseignement et de l’administration. En 2014, le Burundi a intégré l'anglais dans son système éducatif et administratif. En 2022, le Gabon et le Togo sont devenus membres du Commonwealth. En 2022, l’Algérie a intégré l’enseignement de l’anglais dès la troisième année du primaire en parallèle avec celui du français. En 2023, elle a décidé d’interdire les programmes scolaires français dans les établissements privés. Au Maroc, les jeunes générations préféreraient que l’anglais remplace le français dans l’enseignement...

Le « choc des législations »

Ce que j’ai appelé « le choc des législations », allusion à l’ouvrage célèbre de Samuel Huntington(16), est un obstacle de taille dans la défense du français.

Les textes européens (Traité de Rome, décisions de justice et directives diverses) interdisent en fait aux États de l’Union d’imposer l’emploi unique d’une langue, de leur langue nationale, au nom de la libre circulation des biens et des services. Cela favorise indirectement l’anglais, seule langue considérée comme étant comprise par une majorité de gens.

La loi française (loi Toubon) de défense du français s’est heurtée à la législation européenne, un peu comme la Charte de la langue française québécoise s’est heurtée à la Charte canadienne des droits et libertés et aux arrêts de la Cour suprême du Canada. Par ailleurs, son application même est peu respectée et les sanctions encourues, rarement appliquées.

En prenant l’exemple d’un tube de dentifrice Colgate, j’ai montré que le français était mieux protégé dans l’étiquetage des produits de consommation au Canada qu’en France.

Conclusion

On le voit, contrairement à ce que prétendent l’OIF (et les Linguistes atterrées), le français ne va pas très bien. En fait, il va mal. Faut-il, baisser les bras pour autant ?

Certes, les obstacles sont énormes : la mondialisation de l’économie, la nécessité de multiplier les échanges entre locuteurs de langues différentes, l’anglais devenu lingua franca du XXIe siècle, la puissance économique et culturel du monde anglo-saxon (États-Unis et Grande-Bretagne), l’internationalisation de l’économie et de la politique au niveau européen, le « choc des législations » en France, la priorité donnée à d’autres questions (baisse du niveau de vie, délabrement des services publics, augmentation de l’endettement, immigration incontrôlée, agression russe en Ukraine), etc.

Cependant, s’il est difficile d’imaginer de renverser la situation, d’inverser le mouvement d’anglicisation, il est encore possible de le stabiliser dans certains domaines. C’est pourquoi je propose de prendre des mesures en France et en Europe à l’instar de ce qui a été fait au Canada et au Québec.

Cela pourrait paraître choquant au Québec, mais il faut créer en Europe francophone une culture de cohabitation du français et de l’anglais pour encadrer l’utilisation de ces deux langues, plutôt que le laisser-aller actuel qui ne fait que favoriser l’expansion de l’anglais. Voici une liste d’actions et de mesures à prendre pour améliorer la situation :

·         Créer un débat de fond sur la place des langues aux niveaux français et européen ;

·         Revoir la législation européenne concernant l’usage des langues, afin de supprimer l’avantage indu, dont bénéficie l’anglais ;

·         Lancer un Grenelle des langues en France ;

·         Établir une véritable politique linguistique française ;

·         Revoir la loi Toubon et faire respecter la nouvelle loi ;

·         Créer un poste de médiateur des langues ;

·         Créer un fonds d’aide juridique aux associations de défense de la langue française ;

·         Introduire des questions sur la connaissance et l’emploi des langues dans les recensements en France ;

·         Financer des programmes de recherche sur l’utilisation des langues (au travail, etc.) ;

·         Favoriser la diffusion des travaux des commissions de terminologie ;

·         Affecter en priorité à l'éducation (à l'enseignement du/en français) les milliard consacrés par la France au développement, en particulier en Afrique francophone.

Vaste programme ! comme aurait dit le général De Gaulle.

***

Trois phénomènes à prendre en compte dans l’analyse de la situation linguistique :

Marché des langues : L’ensemble des langues du monde constitue le « marché des langues », marché sur lequel les clients vont « s’approvisionner ». Comme sur tout marché, les produits se font concurrence. Il y a des langues plus demandées que d’autres en fonction des plus ou moins grands services qu’elles procurent. Sur ce marché, le français subit une double concurrence de l’anglais : concurrence sur les mots à « vendre » (de nos jours, le français emprunte plus à l’anglais que l’anglais n’emprunte au français) ; concurrence sur le nombre de services rendus (il y a des domaines, comme la communication scientifique, dans lesquels l’anglais a supplanté le français).

Loi de l’utilité des langue

Deux critères essentiels expliquent l’expansion ou la régression d’une langue : le nombre de locuteurs qu’elle permet d’atteindre et le nombre de situations de communication dans lesquelles on peut l’utiliser. C’est ce que j’appelle la loi d’utilité des langues, que je formule de la manière suivante :

« Plus une langue permet de communiquer avec plus de locuteurs dans plus de situations de communication, plus cette langue est utile et plus elle a de chances de se développer. » (Le naufrage, p. 219).

Loi générale d’économie d’énergie ou loi du moindre effort

« Le principe ou la loi du moindre effort ou principe de moindre résistance, postule que les individus sont intrinsèquement attirés par les options qui nécessitent le moins d'effort, qu'il soit mental, physique ou émotionnel. » (FourWeekMBA, 29-02-2024).

Cette loi est une des causes du recours aux emprunts, produits prêts à servir.

***

Mots-clés : Lionel Meney, auteur, Le naufrage du français, le triomphe de l'anglais. Enquête, titre, sociolinguistique, langue française, concurrence de l'anglais, corpus, statut, France, Europe, Afrique, Organisation internationale de la Francophonie, OIF.


(1) Jovialisme : (Québec) (Péjoratif) Optimisme exacerbé et aveugle à la réalité (Wiktionnaire).

(2) C’est aussi la position des Linguistes atterrées. Voir Le français va très bien, merci, Paris, coll. Tract, Gallimard, 2023. J’ai rédigé une réponse à ce pamphlet sous le titre La sociolinguistique entre science et idéologie, éditions Lambert-Lucas, Limoges (à paraître).

(3) Eureka.cc (une société de Cision inc.). Cette base de textes journalistiques donne accès à la quasi-intégralité des articles de la presse française. Pour la période considérée (2018-2023), elle comptait 45 millions d’articles.

(4) « Ensemble de faits linguistiques (phonétiques, grammaticaux ou lexicaux) nouveaux dans une langue, imputables à l’influence d’une autre langue. Dans ce cas, une langue B exerce son influence sur une langue A sur un territoire donné, sans toutefois la supplanter. À terme, les locuteurs de la langue B finissent par adopter la langue A. » (Wikipédia).

(5) J’ai également établi une typologie des anglicismes en français québécois. Si les emprunts peuvent être différents (quoique de moins en moins), les mêmes catégories s’appliquent. Voir Le français québécois entre réalité et idéologie, Québec, Presses de l’Université Laval, 2017, p. 191 et suiv.

(6) Hybridation : croisement entre deux langues, en l’occurrence, l’anglais et le français.

(7) René Étiemble, Parlez-vous franglais ? Paris, Gallimard, 1964.

(8) J’ai étudié le rapport de force entre les anglicismes et les mots et sens français dans la presse francophone européenne à partir de la base de textes journalistiques Eureka.cc pour la période 2012-2022.

(9) Répartition établie en 1973 par Thomas Finkenstaedt et Dieter Wolff, en se basant sur les 80 000 mots du Shorter Oxford Dictionary (3e édition).

(10) Weisman, Peter, Dictionnaire étymologique et critique des anglicismes, Paris, De Boccard, 2020.

(11) Gilder, Alfred, En vrai français dans le texte : dictionnaire franglais-français, Paris, Cherche-Midi, 1999.

(12) Emmanuel Brenner (dir.), Les territoires perdus de la République, Paris, Pluriel, 2016.

(13) « Les critiques de Lionel Meney apportent un regard précieux, sur les données de l'OIF et soulignent la nécessité d'une approche plus rigoureuse et nuancée concernant la mesure de l'usage du français à l'échelle mondiale. Sa perspective invite à la réflexion et à un débat plus large sur la place du français dans un monde en mutation linguistique. » (chatGPT, interrogé le 22/09/2024).

(14) OIF, La langue française dans le monde (2019-2022). En 2024, nouvelle augmentation, elle annonce le chiffre de 343 millions de francophones.

(15) Chiffres arrondis.

(16) Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2009.