Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête, Québec-Paris, Presses de l’Université Laval-Hermann, 2024.
Ce livre est une analyse sociolinguistique détaillée et préoccupante de l'état actuel de la langue française face à la pression écrasante de l'anglais.
Thèse centrale et objectif de l'ouvrage
L'auteur, Lionel Meney, également connu pour ses travaux sur le français québécois, constate que le français subit une véritable invasion d’anglicismes, visibles et audibles partout. Il affirme sans détour que le français va « mal, très mal », ayant perdu de sa vitalité et, plus grave, de son utilité.
Le phénomène est si étendu que le franglais d'hier n'est rien comparé au New French d'aujourd'hui. Par New French, l'auteur entend un français en processus d'hybridation, fortement marqué par des interférences lexicales, phraséologiques et grammaticales de l'anglais.
L'objectif principal du livre est de décrire en détail cette double concurrence exercée par l'anglais sur la langue française — à la fois sur son corpus (sa structure interne) et sur son statut (son usage et son influence). Enfin, l'auteur avance une série de propositions pour tenter de freiner ce déclin avant le naufrage complet.
L’Enquête : La Partie Visible de l’Iceberg (Partie I)
L'ouvrage s'appuie sur une enquête méthodique menée par l'auteur, qui a observé le visage des rues de Paris, Nice et d'autres villes. Cette investigation a consisté en des relevés d'affichages dans de grandes enseignes (Carrefour, Monoprix, McDo...), des analyses de sites web (Air France, Renault…), de programmes médiatiques (Euronews, BFM TV…) et d'articles de presse.
Cette première partie révèle que l'anglais est omniprésent dans l'environnement visuel et auditif des Français. Les exemples concrets abondent :
• Les anglicismes entrent massivement dans le vocabulaire courant (Black Friday, booster, fake news, streaming…).
• Les grandes entreprises (EDF, Renault…) et les petits commerces (Prestige Barbershop, O’Chicken…) privilégient des noms de société, de produits et de services en anglais.
• Même les grandes maisons d'édition de dictionnaires comme Larousse et Le Robert légitiment chaque année une nouvelle moisson d’anglicismes pour générer du buzz.
• Le phénomène touche l'État et les institutions, comme en témoignent les noms d’organismes publics (France Services, Choose France, Health Data Hub…).
• Les titres de films sont souvent conservés en anglais ou même retraduits par un autre titre anglais, plus simple pour le public français, plutôt que d'utiliser le français.
• Les messages commerciaux utilisent fréquemment des jeux de mots hybrides (HomeSchmidtHome, Nice to meat you…).
Pour l'auteur, il semble que les Français n’aient plus la capacité, ou pire, le désir, de nommer les choses de la modernité dans leur propre langue.
La Pénétration dans le Corpus du Français (Partie II)
L'analyse se poursuit en profondeur, montrant que l'influence de l'anglais ne se limite pas à la simple adoption de mots, mais affecte la structure même du français.
Le lexique est submergé non seulement par des emprunts de forme (ex. : kit, set, week-end…) mais aussi par des emprunts de sens (anglicismes de signifié), où des mots français prennent une acception anglaise (ex. : contrôler au sens de maîtriser, supporter au lieu de soutenir).
Un chapitre entier est consacré au langage corporate, un sabir hybride mêlant français et anglais, utilisé dans les milieux professionnels. Ce jargon est riche en emprunts de noms : feedback, deadline, workshop… ; de verbes : booster, checker, forwarder… ; d’abréviations : ASAP, FYI…).
L'influence de l’anglais se manifeste également dans la morphologie et la syntaxe, notamment par :
• L'adoption de préfixes et suffixes anglais (ex. : e-commerce, Dieselgate…).
• Des calques de constructions syntaxiques, privilégiant l'ordre anglais (déterminant avant le déterminé), donnant des formes comme Sorbonne Université ou Lorraine Aéroport (des noms hybrides avec un lexique français mais une syntaxe anglaise).
L'auteur estime qu'au minimum, 10 % du lexique de la langue générale en français est constitué d'anglicismes de forme. Il souligne que la rapidité et la brièveté des termes anglais (hotline, podcast) jouent en faveur de leur adoption, illustrant la loi du moindre effort qui régit l'évolution des langues.
Le Déclassement du Statut du Français (Partie III)
Le problème le plus grave est la perte de statut et d’influence du français au niveau mondial.
• Institutions Internationales : Le français est de moins en moins la langue de travail effective. À l'ONU à New York, l'anglais représentait 84,86 % des mots reçus pour traduction en 2017, contre seulement 2,44 % pour le français. Le même constat s'applique à l'Union Européenne où l'anglais domine massivement la rédaction des documents (92,46 % au Secrétariat général du Conseil).
• Recherche et Enseignement Supérieur : La part du français dans les publications scientifiques a chuté, passant de 27,2 % en 1880 à 0,4 % en 2015 dans les domaines scientifiques. L'anglais s'impose comme langue d'enseignement dans le supérieur, même en France, pour attirer les étudiants étrangers.
• Internet : Contrairement aux affirmations optimistes de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le français est loin d'être la 4e langue sur Internet, se classant souvent, dans toutes les mesures, plus bas derrière l'anglais, l'espagnol et d'autres langues, témoignant d'une faible surface médiatique.
L'auteur souligne que l'OIF présente souvent des chiffres « optimistes » sur le nombre de francophones, basés sur des définitions très larges de la « capacité de s'exprimer », ce qui dilue la réalité de la maîtrise et de l'usage quotidien du français.
Conclusion : Sauver ce qui peut l'être
Meney conclut que les anglicismes ne sont que le symptôme du véritable danger, qui est la puissance de l'anglais lui-même. Il met en garde contre la passivité de l'État et dénonce la législation européenne qui, paradoxalement, facilite l'introduction de l'anglais, au détriment de la langue nationale. Il cite l'exemple du dentifrice Colgate en Europe, dont l'emballage est dominé par l'anglais avec des textes français illisibles ou partiels, contrastant avec la clarté du bilinguisme imposé par la loi au Québec.
Plutôt que de « vitupérer » contre l'impérialisme américain, il appelle à une attitude pragmatique et à l'organisation d'une cohabitation linguistique, notamment en révisant la loi Toubon pour imposer aux entreprises le respect de la primauté du français sur le territoire national, en s'inspirant des dispositifs d'aménagement linguistique québécois.
Mots-clés: Sociolinguistique, France, concurrence langues, anglais vs français, corpus, interférences linguistiques, anglicismes, statut, perte d'influence, loi d'utilité des langues.
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