11 novembre 2025

La langue du coeur et celle de la raison.

Lionel Meney et Hans-Jürgen Greif, La langue du coeur et celle de la raison. Entretiens, Québec, éditions 8, 2025.

Langues, Identité et Création Littéraire

Ce document de synthèse analyse les entretiens menés par Lionel Meney avec l'écrivain d'origine allemande Hans-Jürgen Greif. Il explore en profondeur la relation complexe de Greif avec ses multiples langues et leur influence sur son identité et son œuvre littéraire. Né dans le contexte historiquement et linguistiquement unique de la Sarre, Greif a navigué entre l'italien (sa première langue, "langue du cœur" associée à sa mère), l'allemand standard ("langue paternelle" de la raison et de la structure), les dialectes franciques (langue de la rue) et le français, qui deviendra sa principale langue d'écriture.

Les points essentiels qui ressortent sont :

  • La répartition fonctionnelle et affective des langues : L'italien est la langue de l'amour maternel, l'allemand celle de la formation intellectuelle imposée par le père, et le français devient la "langue de la raison". Ce dernier lui offre une distance émotionnelle indispensable pour aborder les sujets difficiles et chargés qui caractérisent ses romans.
  • Le choix délibéré du français comme langue d'écriture : Greif explique avoir choisi d'écrire en français pour créer un "écran" entre ses émotions et sa pensée, une stratégie lui permettant de maintenir la posture d'observateur impartial nécessaire à son style, influencé par le réalisme et le naturalisme.
  • L'expérience de l'immigration au Québec : Son arrivée est marquée par un choc linguistique face au français québécois, mais aussi par une fascination qui le pousse à étudier cette variante, notamment pour écrire des romans ancrés dans la réalité québécoise en collaboration avec Guy Boivin.
  • La lucidité sur l'identité de l'immigrant : Malgré plus de cinquante ans passés au Québec, Greif, à l'instar du personnage Jean-Loup dans son roman Le pélican et le labyrinthe, conclut que la première génération d'immigrants ne devient jamais "tout à fait québécoise", faute de partager la "valise remplie de traditions" du pays d'accueil.
  • La traduction comme acte critique : L'expérience de l'auto-traduction de ses propres œuvres en allemand est perçue non comme une simple transposition, mais comme une opportunité de réécriture et d'adaptation à un nouveau public, en se mettant à la place du lecteur germanophone.

En somme, le parcours de Hans-Jürgen Greif illustre de manière saisissante comment l'identité d'un écrivain se forge à l'intersection de multiples langues, cultures et histoires personnelles, et comment le choix d'une langue d'écriture est un acte à la fois stratégique, créatif et profondément identitaire.

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1. Contexte Linguistique et Historique : L'Enfance en Sarre

L'environnement dans lequel Hans-Jürgen Greif a grandi est fondamental pour comprendre son rapport aux langues. La Sarre, sa région natale, est caractérisée par une histoire politique instable et une situation linguistique complexe.

  • Instabilité politique : La Sarre a changé huit fois de nationalité entre 1792 et 1955. Greif souligne que son père a changé cinq fois de passeport au cours de sa vie. De 1947 à 1957, la région avait le statut de protectorat français, avec le franc français comme devise jusqu'en 1954. Le référendum du 23 octobre 1955 a vu 67,7 % de la population voter en faveur du retour à l'Allemagne, un événement politique marquant pour l'adolescent de quatorze ans qu'il était alors.
  • Situation diglossique et bilingue : Le paysage linguistique de la Sarre était composé de quatre systèmes :
    • L'allemand standard (Hochdeutsch) : La langue des échanges formels, de l'école et de la maison familiale de Greif.
    • Les dialectes franciques : Le francique mosellan (Moselfränkisch) et le francique rhénan (Rheinfränkisch), qui étaient les langues de la rue et des interactions informelles.
    • Le français : Langue présente en raison de la proximité géographique et du statut politique de la Sarre.

Cette coexistence de plusieurs langues et registres a exposé Greif dès son plus jeune âge à une réalité de code switching (alternance de code) permanente.

2. La Hiérarchie des Langues : Cœur, Raison et Paternité

Le parcours linguistique de Greif est marqué par une répartition affective et fonctionnelle très nette entre les différentes langues qu'il maîtrise.

L'italien : La langue maternelle et affective

  • Première langue : L'italien est la première langue que Greif a entendue et parlée. Sa mère, d'origine italienne, s'adressait à lui en italien, contournant l'ordre de son père qui exigeait que l'on parle allemand aux enfants.
  • "La langue de l'amour" : Greif associe explicitement l'italien à l'amour maternel. C'était leur langue secrète, utilisée lorsqu'ils étaient seuls.
  • Apprentissage tardif de l'écriture : Bien que ce soit sa "véritable langue maternelle", il a appris à lire et à écrire l'italien sur le tard. Sa pratique s'est ensuite estompée, notamment après avoir dû abandonner l'enseignement de la littérature italienne à l'Université Laval par manque de temps.

L'allemand : La langue paternelle et de la formation

  • Langue de l'autorité : L'allemand standard était la langue imposée par son père à la maison. Toute utilisation de dialecte y était proscrite. Son père, "sarrois allemand dans l'âme", craignait le pouvoir de séduction de la culture française et voulait inculquer à ses fils une forte conscience de la langue allemande.
  • Apprentissage structuré : C'est son père qui lui a appris à lire, à écrire et à comprendre la structure de l'allemand, notamment la formation des mots composés (ex: Bratofen). Cet apprentissage fut une période "extraordinaire et fascinante".
  • La révélation du Hochdeutsch : Un événement capital fut un récital de l'acteur Klaus Kinski en 1957. Subjugués par sa diction et sa maîtrise de la langue, Greif et son frère ont décidé de ne plus jamais utiliser de dialecte entre eux. Cet événement a scellé la primauté de l'allemand standard comme langue de la culture et de l'expression soignée.
  • Perfectionnement : Greif a suivi des cours de phonétique orthophonique (Sprecherziehung) à l'université, une formation qu'il a mise à profit plus tard en l'enseignant au Conservatoire de musique de Québec.

Les dialectes franciques : La langue de la rue

  • Apprentissage par immersion : Greif a appris le francique mosellan dans la rue, pour s'intégrer aux groupes d'enfants. Il le décrit comme une "langue inconnue, très différente de l'allemand standard, et difficile à comprendre".
  • Un usage situationnel : Il utilisait le Hochdeutsch à la maison et le dialecte avec ses camarades, changeant de code "sans y penser".
  • Perte par manque de pratique : Avec la puberté et la "conversion" au Hochdeutsch après l'événement Kinski, l'usage des dialectes a cessé. Aujourd'hui, il serait incapable de mener une conversation dans ces dialectes, illustrant le dicton : "Une langue doit être parlée. Sinon, on la perd."

Le français : L'apprentissage et l'émergence de la langue de la raison

  • Premiers contacts : L'apprentissage du français s'est d'abord fait "à l'oreille" grâce à Paulette, une aide familiale française.
  • Formation scolaire : Il a suivi un cursus au Realgymnasium de Völklingen avec neuf ans de français. Il a perfectionné sa maîtrise lors de ses études à Caen, en Normandie.
  • Le moment du basculement : C'est à Caen qu'il a commencé à rêver et à penser en français. La langue s'est alors "superposée à l'allemand".

3. Le Choix du Français comme Langue d'Écriture

La décision de Greif d'adopter le français comme principal véhicule de sa création littéraire est un choix conscient et stratégique, lié à la nature de son œuvre.

La fonction de distanciation émotionnelle

Greif affirme écrire en français depuis plus de trente ans car cette langue lui offre une distance nécessaire face à des sujets à forte charge émotive.

  • "La langue de la raison" : De l'italien, "langue du cœur" de son enfance, il est passé au français, devenu pour lui la "langue de la raison".
  • Un "écran" protecteur : Il cite un passage de son roman La colère du faucon, où le personnage de Falk, après la mort de sa mère, dit à son ami en français : "Même si le français est devenu ma seconde langue maternelle, elle agit à la manière d’un écran entre moi et ce que je dis."
  • La posture de l'observateur : Cette distance lui permet d'adopter la perspective de "l'observateur impartial" et d'éviter de mettre "ses tripes sur la table". Il cite comme exemples les destins difficiles de ses personnages dans Orfeo, M., ou La bonbonnière. Cette posture lui a parfois valu le reproche d'avoir un "œil clinique", ce à quoi il répond en invoquant l'influence des auteurs réalistes et naturalistes (Zola, Maupassant, Hauptmann).

Le parcours vers l'écriture en français

  • Première tentative : Une première tentative d'écriture en français à vingt ans à Caen fut un échec qu'il juge "bénéfique", lui faisant prendre conscience de son manque de maturité littéraire.
  • Débuts en allemand : Son premier livre de fiction, Kein Schlüssel zum Süden (1984), a été écrit en allemand.
  • Le tournant de 1990 : Il opte définitivement pour le français avec son premier "roman" publié au Québec, L'autre Pandore. Bien qu'il juge ce livre imparfait, sa mise en nomination pour le Prix du Gouverneur général l'a conforté dans son choix.
  • Abandon de la scène littéraire allemande : Ayant compris qu'il faut "demeurer présent sur la scène littéraire" pour se faire un nom, il a abandonné son projet de publier en Allemagne pour se consacrer au Québec, malgré la crainte initiale d'être perçu comme un "métèque".

4. L'Expérience Québécoise : Immersion et Collaboration

L'arrivée de Greif au Québec en 1969 constitue une nouvelle étape cruciale de son parcours linguistique et littéraire.

Découverte du français québécois

  • Le choc linguistique : Malgré un avertissement au consulat canadien sur le "joual", il n'était pas préparé à une variante de français si différente. Il ne comprenait "strictement rien" à son premier chauffeur de taxi. Sa première rencontre avec une employée du pavillon universitaire, avec son accent et son vocabulaire ("chau dière", "vadrouille", "moppe"), fut déroutante mais fascinante.
  • La familiarisation par la culture : Un tournant décisif a été la lecture de Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, qui lui a ouvert une fenêtre sur le Québec rural. Par la suite, la pièce de théâtre T’es pas tannée, Jeanne d’Arc ? (qu'il n'a comprise que grâce à la "traduction" de ses étudiants) a éveillé son désir de "plonger dans cette nouvelle langue".
  • Apprentissage et appréciation : Il a commencé à écouter attentivement, à enregistrer mentalement et à s'intéresser aux origines des mots et aux expressions savoureuses comme "s’enfarger dans les fleurs du tapis".

La collaboration littéraire avec Guy Boivin

Greif a co-écrit trois romans se déroulant au Québec (La bonbonnière, Le temps figé, Le pélican et le labyrinthe) avec l'auteur québécois Guy Boivin. Cette collaboration a été essentielle pour assurer l'authenticité linguistique des personnages.

  • Répartition des rôles : Boivin s'occupait de la documentation et de la chronologie, tandis que Greif se chargeait de la structure narrative et de la rédaction.
  • Validation linguistique : Greif consultait "sans cesse" Boivin pour le choix des mots dans les dialogues, insistant sur "l'effet de réel". Boivin, en tant que locuteur natif, pouvait fournir les nuances nécessaires et l'encourageait à opter "pour le plus léger, le plus riche de sens", suivant la pensée de Paul Valéry.
  • Une collaboration fructueuse : Greif souligne la patience et la sensibilité de Boivin, juriste de formation, à la pertinence et à la portée des mots, ce qui a rendu leur travail "un plaisir toujours renouvelé".

5. Traduction, Auto-traduction et Identité de l'Auteur

L'expérience de la traduction, qu'elle soit réalisée par un tiers ou par lui-même, offre à Greif une nouvelle perspective sur son propre texte.

  • Être traduit : La traduction anglaise d'Orfeo par Fred A. Reed a été "réussie dans l'ensemble", bien que Greif ait noté quelques erreurs, comme la confusion entre une "psyché" (grand miroir) et une "statue of Psyche". Il souligne que, globalement, le traducteur n'a pas trahi le texte.
  • L'auto-traduction comme réécriture : Greif a traduit lui-même deux de ses livres en allemand : Le jugement et Le chat proverbial. Il ne considère pas cela comme une simple transposition, mais comme une occasion de réadapter l'œuvre pour un public germanophone.
    • Liberté de l'auteur-traducteur : Il s'est permis des raccourcis et des modifications, comme la suppression de passages jugés trop techniques sur la peinture dans Das Urteil, suivant les conseils de son mentor suisse Willi Schmid.
    • Un acte critique : Traduire ses propres œuvres lui permet de voir le texte avec une "approche critique", en se mettant "à la place d'un lecteur germanophone". Il ne remet un manuscrit que lorsqu'il est convaincu qu'il exprime précisément ce qu'il visait.

6. Réflexions sur l'Exil, l'Appartenance et l'Identité

Le parcours de Greif culmine dans une réflexion sur son identité d'immigrant, mise en perspective avec la figure de l'écrivain exilé Heinrich Heine.

L'immigrant et la "valise remplie de traditions"

  • Jamais "tout à fait québécois" : Greif partage la conclusion de sa collègue Régine Robin : la première génération d'immigrants ne se sentira jamais pleinement du pays d'accueil. Il cite son personnage Jean-Loup : "un immigrant ne devient jamais tout à fait québécois. La valise remplie de traditions me manquait."
  • L'esprit de clan à Québec : Il décrit la société de la ville de Québec comme plus homogène et fermée que celle de Montréal, avec un "esprit de clan, voire de clocher", ce qui rend difficile pour un étranger de nouer des liens d'amitié profonds avec des personnes originaires de la ville.

L'absence de nostalgie et la figure de Heine

  • Une différence fondamentale avec Heine : Interrogé sur la nostalgie de l'Allemagne, Greif se distingue nettement de Heinrich Heine, qui exprimait un amour profond pour sa patrie perdue. Greif, lui, n'a gardé "aucune nostalgie" pour le pays de son enfance.
  • Le rejet de l'Allemagne d'après-guerre : L'Allemagne qu'il a quittée dans les années 1960 était un pays où la génération de son père avait "oblitéré de leur mémoire les actes cruels et barbares". Le climat politique alourdi par la radicalisation et la naissance du terrorisme (bande à Baader) l'a convaincu de partir.
  • Le Québec, terre de liberté : Sa décision de rester au Québec est motivée par la "liberté d'expression et d'action" qu'il y a trouvée, notamment au sein de l'université qui l'a soutenu et lui a fait confiance.
  • Des rêves sans regret : Il conclut que ses rêves de l'Allemagne sont "souvent chargés d'émotions, mais sans nostalgie ni regrets." Ils s'espacent avec le temps.
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  • Mots-clés: Entretiens, Hans-Jürgen Greif, Lionel Meney, langue du coeur, langue de la raison; allemand, italien, français, français québécois, polyglotte, littérature, identité. 

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