11 janvier 2020

L'odonyme rue Principale est-il un calque de l'anglais Main Street?


Au Québec, l'odonyme rue Principale est très courant. Si l'on interroge la base de la Commission de la toponymie du Québec, on apprend qu'il en existe 584 dans la province. Si l'on interroge la base pour savoir si l'odonyme Grande Rue est également présent, on constate son absence totale : 0 occurrence.

Si l'on compare avec la situation française, on note une grande différence. L'odonyme rue Principale est également présent en France, mais il est moins fréquent que l'odonyme Grande Rue (ou sa variante archaïsante Grand'Rue). On relève 3943 occurrences de Grande Rue et 2452, de rue Principale, c'est-à-dire que, si l'on compare la fréquence relative des deux membres du couple Grande Rue/rue Principale, Grande Rue apparaît dans 61 % des cas, rue Principale, dans 38 %.

Cela montre que le simple fait qu'il y a parallélisme entre la forme québécoise rue Principale et la forme anglaise Main Street n'est pas suffisant pour prouver qu'on a affaire à un anglicisme. Où alors il faudrait considérer que tous les odonymes rue Principale de France sont aussi des anglicismes. Ce qui est peu probable.

Mais il est aussi un autre facteur à prendre en considération. C'est celui de la fréquence. L'absence totale de l'odonyme Grande Rue au Québec (du moins dans la langue officielle), associée à la seule présence de l'odonyme rue Principale, pourrait indiquer qu'on a affaire non pas à un calque de forme de l'anglais mais plutôt à un anglicisme de fréquence.

Tableau : Emplois de Grande Rue et de rue Principale en France et au Québec.


France1

Québec2


nombre de cas
pourcentage
nombre de cas
pourcentage
Grande Rue
3943
61
0
0
rue Principale
2452
38
584
100
1 source : La Poste. 2 source Commission de toponymie du Québec.

Mots-clés : langue française; anglicisme; odonyme; rue Principale; Grande Rue; Grand'Rue; Main Street; Québec; France.

10 janvier 2020

Autrice (suite)


La position de l'Académie française sur la forme autrice, telle qu'elle est énoncée dans son Rapport sur la féminisation des noms de métier et de fonction (2019). C'est moi qui souligne.


« Un cas épineux est celui de la forme féminine du substantif "auteur". Il existe ou il a existé des formes concurrentes, telles que "authoresse" ou "autoresse", "autrice" (assez faiblement usité) et plus souvent aujourd’hui "auteure". On observera que l’on parle couramment de "créatrice" et de "réalisatrice" : or la notion d’"auteur" n’est pas moins abstraite que celle de  "créateur" ou de "réalisateur". "Autrice", dont la formation est plus satisfaisante, n’est pas complètement sorti de l’usage, et semble même connaître une certaine faveur, notamment dans le monde universitaire, assez rétif à adopter la forme "auteure". Mais dans ce cas, le caractère tout à fait spécifique de la notion, qui enveloppe une grande part d’abstraction, peut justifier le maintien de la forme masculine, comme c’est le cas pour "poète" voire pour "médecin". L’étude de ce cas illustre l’ancrage dans la langue des formes anciennes en "-trice", ce mode de féminisation ayant toujours la faveur de l’usage.»

Mots-clés : langue française; féminisation des noms de métier et de fonction; Académie française; auteur; auteure, autrice.

09 janvier 2020

Doit-on dire obtenir (une offre gratuite) ou recevoir ?

Au Québec, dans la langue commerciale, on emploie couramment le verbe obtenir pour annoncer un avantage offert gratuitement par un commerçant à ses clients, dans certaines conditions. Ainsi l'entreprise de restauration rapide Tim Hortons propose dans une de ses publicités distribuées dans les boîtes aux lettres d'offrir gratuitement un « sandwich gratiné au fromage fondu » pour l'achat d'un sandwich : « Achetez-en un. Obtenez-en un Gratuitement », annonce le prospectus. 
Cet emploi du verbe obtenir est critiquable. En effet que signifie ce verbe ? Le dictionnaire Petit Robert nous le dit : « Obtenir : Parvenir à se faire accorder, à se faire donner (ce qu'on veut avoir). » On voit bien qu'il faut une intention du sujet, une volonté de faire des démarches, pour atteindre un but, l'obtention de quelque chose de désiré. Le Petit Robert cite en exemple : « Obtenir un laissez-passer, un visa. Obtenir la libération des otages. » 
Sans vouloir minimiser les qualités gustatives dudit « sandwich gratiné au fromage fondu », il semble peu probable que les consommateurs aient l'intention d'entreprendre des démarches, voire de faire des pieds et des mains, pour en « obtenir » deux, même au prix d'un seul...
Dans cette situation de communication, le terme adéquat, puisqu'il s'agit d'une offre de la part du commerçant, est recevoir. On dirait donc mieux : « Achetez-en un. Recevez-en un Gratuitement. »
Par ailleurs, il est intéressant de noter que le propectus parle de « sandwich au fromage fondu », expression qui a l'air très française, mais qui, en fait, est un calque de l'anglais grilled cheese sandwich. Dans la vraie vie, bien peu de gens commandent aux comptoirs de Tim Hortons un « sandwich au fromage fondu ». Tout le monde demande un grilled-cheese...
Même le Grand Dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française, peu suspect d'anglomanie, reconnaît que « l'emprunt intégral à l'anglais grilled cheese s'inscrit dans la norme sociolinguistique du français au Québec. Grilled cheese est en usage au Québec depuis le milieu du XXe siècle. »
Voilà un bel exemple de purisme excessif, qui fait employer une expression artificielle, sans réelle diffusion, comme « sandwich au fromage fondu » pour éviter grilled-cheese, terme anglais d'usage courant, mais ne voit pas l'impropriété que représente l'emploi d'obtenir au lieu de recevoir. En réalité, dans ce contexte, obtenir est un calque sémantique de l'anglais to get... Voir par exemple :

https://koit.com/get-free-grilled-cheese-sandwich-today/ 

En fait, l'annonce de Tim Hortons devrait se lire comme ceci : « Deux grilled-cheeses pour le prix d'un »...

Mots-clés : langue française; français québécois; langue commerciale; purisme; impropriété; anglicisme de sens; obtenir; recevoir; sandwich au fromage fondu; grilled cheese sandwich; to get; Tim Hortons.

05 janvier 2020

La spectaculaire montée en puissance d'autrice.


Depuis quelque temps, on assiste à une spectaculaire montée en puissance de la forme autrice pour désigner une femme auteur. Cela se manifeste tant dans la presse écrite francophone européenne que dans celle du Canada. Un sondage dans la base Eureka.cc, qui couvre toute la presse francophone de ces deux régions du monde, le révèle clairement (voir ci-dessous : Tableaux).
La forme autrice est la forme féminine régulière à côté de la forme masculine auteur. Le bon vieux Dictionnaire latin-français de Gaffiot (Hachette, Paris, 1934) donne : auctrix, -icis fém. (auctor) : celle qui produit, créatrice. Pourtant l'emploi de cette forme régulière est resté extrêmement rare jusqu'il y a à peu près un an. Rare peut-être du fait qu'elle peut sembler étrange. Mais toute forme nouvelle peut sembler étrange… avant qu'on s'y habitue et se l'approprie. De toute façon, elle n'est pas plus étrange qu'actrice (mot bisyllabique lui aussi) qui, elle, n'a jamais posé aucun problème. Autrice a commencé à se répandre il y a deux ans, puis a littéralement explosé au cours de la dernière année.
Qu'est-ce qui peut expliquer ce phénomène ? On en est réduit aux conjectures.
Quand est apparu le mouvement de féminisation de certains titres et noms de profession (ceux qui, pour diverses raisons, dont des raisons morphologiques, n'étaient pas encore féminisés), les groupes de pression féministes ont imposé la forme auteure, d'abord au Québec, puis en France. Cependant cette forme est un barbarisme puisqu'elle accole un suffixe féminin d'adjectif comparatif (comme dans meilleure, supérieure, inférieure) au radical d'un nom. Cela n'a pas empêché la fortune qu'on lui connaît. Le même phénomène s'est produit avec réviseure et, dans une moindre mesure, chercheure, alors que les formes correctes et disponibles sont réviseuse et chercheuse.
Aujourd'hui, certaines femmes se rendent compte qu'à l'oral la forme féminine auteure ne se distingue pas de la forme masculine auteur. Autrement dit, le mot est épicène… Seul l'article (la ou le) est porteur du genre. En revanche, il n'y a pas d'équivoque en ce qui concerne autrice.
De nos jours, on relève en français pas moins de quatre formes pour désigner une femme auteur : un auteur (forme traditionnelle, quasiment disparue de la presse québécoise, mais encore présente en Europe francophone, même s'il est difficile d'en évaluer la fréquence puisqu'elle peut désigner aussi bien un homme qu'une femme), une auteur (rare au Québec, présente dans la presse européenne), une auteure (ultra-majoritaire au Québec et en Europe) et une autrice qui, en quelque mois, s'est hissée à un niveau remarquable (jusqu'à près de 25 % des occurrences dans la presse québécoise).
L'ascension de cette forme se poursuivra-t-elle au point de détrôner auteure ? Il est hasardeux de faire des prédictions dans ce domaine. Ce qui est sûr, c'est que cette forme ne prête à aucune critique du point de vue linguistique. Deux principes devraient toujours présider à nos choix dans le domaine de la féminisation des noms de titres et de professions : 1) le respect légitime des femmes de voir leur présence affirmée dans et par la langue; 2) le respect des règles de la morphologie du français. La forme autrice répond à ces deux principes.

Tableau no 1 : Nombre d'occurrences du terme autrice au cours des dernières années.

Période
Presse écrite
francophone européenne
Presse écrite
francophone canadienne

nombre d'occurrences
2 derniers mois
1502
833
3 derniers mois
1258
652
6 derniers mois
1964
462
2019-2020
766
170
2018-2019
398
37
2017-2018
113
9
2016-2017
50
5
2015-2016
27
5
2014-2015
35
0
2013-2014
30
3
2012-2013
26
0
2011-2012
26
2
Source : sondage dans Eureka.cc. État au 4 janvier 2020.

Avant 2017, la forme autrice était pratiquement inexistante dans la presse francophone européenne et encore plus dans la presse québécoise. On observe un « frémissement » à partir de 2017 et une véritable « explosion » en 2019. Le même phénomène est observable dans la presse québécoise avec un léger décalage dans le temps.

Tableau no 2 : Pourcentage des syntagmes une auteur, une auteure, une autrice au cours des deux dernières années.

Période
Presse écrite francophone européenne

Presse écrite francophone canadienne

6 derniers mois
occurrences
%
occurrences
%
un auteur
impossible à évaluer : le syntagme peut désigner un homme ou une femme
une auteur
61
7,3
5
0,9
une auteure
600
72,4
393
74,8
une autrice
167
20,1
127
24,1
total
828

525

12 derniers mois




une auteur
132
7,7
6
0,75
une auteure
1301
76,4
625
79,1
une autrice
268
15,7
159
20,1
total
1701

790

24 derniers mois




une auteur
272
9,2
14
1,0
une auteure
2359
80,5
1183
86.7
une autrice
299
10,2
166
12,1
total
2930

1363

Source : sondage dans Eureka.cc. État au 4 janvier 2020.

En l'espace de deux ans, on note la progression spectaculaire de la fréquence de la forme autrice de 10,2 % des occurrences à 20,1 % dans la presse européenne, de 12,2 % à 24,1 % dans la presse canadienne. Une progression quasi parallèle, mais plus marquée au Québec.

Autrice et  autrice-compositrice viennent rejoindre la longue liste des formes féminines en –trice, comme :

acteur/actrice
inspecteur/inspectrice
administrateur/administratrice
instituteur/institutrice
animateur/animatrice
interlocuteur/interlocutrice
amateur/amatrice
lecteur/lectrice
collaborateur/collaboratrice
locuteur/locutrice
compositeur/compositrice
moniteur/monitrice
correcteur/correctrice
producteur/productrice
créateur/créatrice
réalisateur/réalisatrice
cultivateur/cultivatrice
recteur/rectrice
directeur/directrice
scripteur/scriptrice
éditeur/éditrice
scrutateur/scrutatrice
examinateur/examinatrice
sculpteur/sculptrice
facteur/factrice
supporteur/supportrice
empereur/impératrice
vérificateur/vérificatrice

Mots-clés : langue française; féminisation; auteur; auteure; autrice; France; Québec.