15 octobre 2023

Russe, un terme ambigu...

 Lu dans une dépêche de l’Agence France-Presse (18/12/2020) cet extrait : « Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie assassiné le 16 octobre par un Russe tchétchène de 18 ans qui lui reprochait d’avoir montré en classe des caricatures du prophète Mahomet. » Pour un francophone et, en particulier pour un Français, cette combinaison « Russe tchétchène », réunissant deux ethnonymes, semble étrange. Cela tient au fait que, dans notre langue, le terme « russe » est ambigu, cumulant deux significations, ce qui n’est pas le cas… en russe.

Malheureusement, les mêmes événements tragiques se répètent, les mêmes attentats islamistes au cri d’« Allah Akbar ». Le 13 octobre 2023, Dominique Bernard, professeur au lycée d’Arras, était lâchement assassiné par un jeune homme d’origine ingouche (et non tchétchène comme l’indiquent par erreur plusieurs médias).

La Fédération de Russie est un État multi-ethnique. Si les Russes y sont les plus nombreux, représentant 80% de la population, il existe sur son territoire pas moins de 200 autres « nationalités », dont les Tchétchènes et les Ingouches, deux petits peuples musulmans du Nord-Caucase.

A la chute de l’Union soviétique, l’État successeur fut appelé Российская Федерация, soit Fédération de Russie, et non Русская Федерация, soit Fédération russe. Cette dernière désignation aurait été vue par les 20% de non-Russes comme une forme d’impérialisme. C’est pourquoi, en langue russe, on distingue русский (russe, au sens ethnique), du mot Русь (nom ancien de la Russie), et российский (de Russie, au sens politique), du mot Россия (nom plus récent de la Russie).

Contrairement à la France, autrefois en Russie soviétique et, dans une moindre mesure, de nos jours dans la Fédération de Russie, on distinguait la citoyenneté (гражданство) de la nationalité (национальность). Par « nationalité », il faut entendre l’appartenance à un groupe ethnique partageant une même langue, une même culture, une même religion (pas toujours), un même territoire (pas toujours non plus), n’ayant pas forcément une organisation étatique, encore moins un État souverain. En France, dans la langue courante, on fait rarement la différence entre citoyenneté et nationalité, les deux étant généralement confondus.

Les Russes ethniques (105 579 179 en 2021) constituent la nationalité la plus nombreuse de la Fédération de Russie. Les Tchétchènes (1 674 854 en 2023), une des nationalités les moins nombreuses, occupant la 6e position après les Tartares, les Ukrainiens, les Bachkirs et les Tchouvaches. Les Ingouches, en 22e position, sont encore moins nombreux (517 186 en 2023). Du temps de l’URSS, la nationalité (Russe, Ukrainien, Biélorusse, Kazakh, Juif, Tchétchène, Ingouche, etc.) apparaissait obligatoirement à côté de la citoyenneté (soviétique) sur le passeport. Ce n’est plus le cas de nos jours.

En français, il est difficile d’exprimer cette distinction, pourtant très importante, faute de termes adéquats. Dans le cas de l’assassin de Samuel Paty, il s’agissait d’un Tchétchène citoyen de la Fédération de Russie ou d'un citoyen russe d’origine tchétchtène. Dans celui de l’assassin de Dominique Bernard, d’un Ingouche citoyen de la Fédération de Russie ou d’un citoyen russe d’origine ingouche.

Mots-clés : ambiguïté ; traduction russe-français ; citoyenneté ; nationalité ; ethnonyme ; russe ; Russie ; Fédération de Russie ; Tchétchène ; Tchétchénie ; Ingouche ; Ingouchie ; attentat islamiste ; peuple du Caucase.

09 octobre 2023

Souvenirs incomplets..

De 1971 à 1995, il y avait à Québec un club de hockey sur glace célèbre, les Nordiques de Québec. En 1979, les Nordiques de Québec sont entrés dans la Ligue nationale de hockey (en anglais National Hockey League ou NHL). En 1972 eut lieu pour la première fois au Canada une série de matches restée célèbre (appelée la Série du siècle) entre l’équipe nationale du Canada et celle de l’URSS. C’est alors que les Canadiens ont fait vraiment connaissance avec le hockey et les joueurs soviétiques.

Certains de ces joueurs voulaient jouer en Amérique, mais le système de l’époque leur interdisait de le faire. En 1989, j’ai rencontré furtivement Igor Larionov (Игорь Николаевич Ларионов) dans son hôtel, le Château Bonne Entente à Québec. Je lui ai fourni à sa demande des journaux en langue anglaise. Il était l’un des rares, sinon le seul joueur russe à parler cette langue. Finalement il réussira à jouer pour les Canucks de Vancouver.

À partir de ces années-là, les premiers joueurs russes ont commencé à pouvoir signer des contrats en Amérique du Nord. L’arrivée de chacun d’entre eux était un véritable événement. À l’époque très peu de gens parlaient russe à Québec (ce n’est plus le cas aujourd’hui, car il y a désormais beaucoup de Russes et d’Ukrainiens). J’ai été chargé par les Nordiques de Québec de servir d’interprète pour Alexeï Goussarov (Алексей Васильевич Гусаров) en 1990, Valeri Kamenski (Валерий Викторович Каменский) en 1991 et Andreï Kovalenko (Андрей Николаевич Коваленко) en 1992. Hélène Paléologue aussi a été sollicitée comme interprète. Malheureusement je ne me souviens pas précisément dans quelles circonstances.

Mots-clés: Ligue nationale de hockey; joueurs soviétiques, joueurs russes; Nordiques de Québec; Alexeï Goussarov (Алексей Васильевич Гусаров; Valeri Kamenski (Валерий Викторович Каменский); Andreï Kovalenko (Андрей Николаевич Коваленко); Igor Larionov (Игорь Николаевич Ларионов); interprète; Lionel Meney; Hélène Paléologue.

07 juillet 2022

« Mot en n » ou « mot commençant par n » ?

A la suite de la décision du CRTC, organisme canadien de supervision et de contrôle de la radiodiffusion et des télécommunications, de condamner la simple citation à l’antenne du titre de l'essai de Pierre Vallières intitulé « Nègres blancs d'Amérique » (1968), l'expression "mot en n" se relève couramment dans les médias francophones du Canada.

C'est un calque de l'américain N-Word, euphémisme utilisé pour éviter d'employer le mot très péjoratif nigger. Indépendamment du fait que les connotations des mots nigger et nègre dans les mondes anglophone et francophone ne sont pas les mêmes, il s’agit clairement d’une décision arbitraire, qui relève de la censure. Citer le titre d’un ouvrage ne signifie pas reprendre à son compte le sens controversé d’un des mots qu’il comprend. Faudra-t-il alors censurer le terme « négritude » créé par Aimé Césaire et repris par Léopold Senghor entre autres dans « Ce que je crois : Négritude, francité, et civilisation de l’universel » (Grasset, 1988) ? Devra-t-on exiger de Dany Laferrière qu’il change le titre de son roman « Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer » (1985) ? Faudra-t-il réécrire, même après la mort de leur auteur, les titres d’ouvrages blessant la « sensibilité » de certains ? Un individu à la sensibilité exacerbée a-t-il plus de poids que l’ensemble des contribuables canadiens, qui paient avec leurs impôts pour avoir droit à une information sans tabous ?

Pour revenir à la traduction française de N-Word, la forme idiomatique, correcte, est plutôt le « mot commençant par n ». Si vous êtes amateur de Scrabble, vous avez certainement déjà cherché sur Internet les « mots commençant par » ou les « mots finissant par »… En l’employant, on reste encore dans l’euphémisme… Pourquoi cette pruderie linguistique? Appelons un chat un chat. Le N-Word des Américains est le mot nigger. En écrivant cela, je ne me sens absolument pas raciste.

Mots-clés : politiquement correct, censure, Canada, CRTC, Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, euphémisme, N-Word, calque, mot en n, mot commençant par n, le mot nigger.

21 février 2022

De l’importance de l’article en français.

Cher Mathieu Bock-Côté,

J’écoute avec beaucoup d’intérêt vos analyses politiques sur CNews. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec certaines d’entre elles, j’admire votre connaissance de l’histoire et de la politique de la France et le brio avec lequel vous défendez vos idées.

Vous pourfendez, à juste titre, la malhonnêteté intellectuelle, la falsification des faits et la diabolisation de l’adversaire. Cependant un point me « chicote », c’est lorsque vous dites que, selon Emmanuel Macron, « il n’y a pas de culture française ». Si vous allez à la source, c’est-à-dire au discours du président de la République, qu’on peut écouter sur Youtube, on voit bien qu’il n’a jamais dit cela. En réalité, il a dit « il n’y a pas une culture française », « il y a des cultures françaises », en développant le fait indiscutable que la culture française a toujours été ouverte, accueillante, et s’est nourrie à toutes sortes de sources, y compris étrangères, que ce soit en littérature, en peinture, en musique, etc. Il cite l’exemple de Picasso. Participe-t-il de la culture française ? Sans aucun doute. Mais ne participe-t-il pas en même temps de la culture espagnole ? Et Chagall, ne participe-t-il pas et de la culture française et de la culture juive ?

J’ajouterais que chacun a sa culture française. Un catholique traditionnaliste n’a pas la même culture française qu’un communiste athée. Il en est de même pour la langue. La langue française d’un jeune des banlieues n’est pas la même que celle d’un prof de littérature en fac. Ils ont à la fois des choses en commun et d’autres qui leur sont propres. C’est une vérité d’évidence. Il est dommage que certains essaient de détourner ces propos à des fins bassement partisanes.

Vous serez certainement sensibles à ce que je vous dis, vous qui prônez sans cesse le débat plutôt que la caricature et l’anathème.

Bien cordiales salutations.

Lionel Meney

https://www.youtube.com/watch?v=xncCLi6EabU

Mots-clés: Emmanuel Macron; culture française; Mathieu Bock-Côté; vérification des faits.


 

 

 

13 février 2022

Un cas de variation linguistique : camionneur ou routier ?

Ces derniers jours, une fois n’est pas coutume, l’actualité canadienne s’est imposée à travers le monde avec le mouvement dit « des camionneurs ».

Dans la presse canadienne-anglaise, on parle des « truckers » : « It’s a new frontier of the COVID culture war and it may be coming soon to a city near you. The movement, started by a group of truckers opposed to a cross-border vaccine mandate, has spread to Europe, where lockdown opponents are trying a similar occupation in Paris. » (BuzzFeed News, 13/02/2022).

Dans la presse française, l’essayiste québécois Etienne-Alexandre Beauregard parle des « camionneurs » : « Depuis vendredi dernier, le centre-ville d'Ottawa, la capitale canadienne, est paralysé par des camionneurs et des manifestants qui réclament la levée des mesures sanitaires. » (Le Figaro, 01/02/2022).

Dans les médias québécois, c’est le terme « camionneur » qui est employé quasi-exclusivement pour désigner les participants à ce mouvement de protestation. En fait, même si ce mot est bien attesté en français, on peut le voir dans cet emploi comme un calque de l’anglais « trucker ». En effet, dans cette langue, « trucker », qui relève du style familier, désigne, aux Etats-Unis et au Canada, « a truck driver ». En Grande Bretagne, on dit « a lorry driver ».

Pour désigner ces personnes, les dictionnaires français propose plusieurs termes : chauffeur de poids lourd, chauffeur de camion, chauffeur routier, routier, mais aussi camionneur. Cependant ce dernier terme peut désigner soit un conducteur de camion, soit un propriétaire de camion(s) ou encore le gérant d’une entreprise de camionnage.

En France, pour désigner la personne qui conduit des camions sur de grandes distances, ce qui est le cas des protestataires canadiens, on utilise couramment les termes chauffeur routier ou routier tout court. Au Québec, ces termes sont rarement, sinon jamais employés.

Dans la presse française, le terme « camionneur » a vu sa fréquence d’emploi augmentée grâce aux nouvelles des agences de presse et aux témoignages en provenance du Canada. Cependant il est en général vite remplacé par « chauffeur routier » ou « routier ».

« La contestation canadienne, qui entre dans sa troisième semaine, est partie d’un mouvement de chauffeurs routiers protestant contre l’obligation d’être vacciné pour passer la frontière entre le Canada et les Etats-Unis. » (Le Monde, 13/02/2022).

Truck driver vs lorry driver. On connaît la remarque de George Bernard Shaw : « England and America are two countries divided by the same language. » Camionneur vs routier. Même dans les nuances, des variations s’observent entre le français du Québec et celui de France.

Mots-clés : variation linguistique ; français de France ; français du Québec ; conditions d’emploi ; anglicisme de sens ; anglicisme de fréquence ; trucker ; camionneur ; chauffeur de poids lourd ; chauffeur de camion ; chauffeur routier ; routier.


08 janvier 2022

Champagne ou vin pétillant ? Un cas de word-jacking.

Le français connaît déjà le car-jacking, le click-jacking, le hi-jacking, le home-jacking, le like-jacking et le mouse-jacking. A cette série très productive, qui désigne toujours une forme de larcin, je propose d’ajouter le néologisme word-jacking. Si le hi-jacking est un détournement d’avion, de bateau ou de tout autre véhicule, le word-jacking est un détournement de mot ou de sens.

L’Etat russe nous a donné récemment un bel exemple de word-jacking. Par une loi fédérale (171-ФЗ : « О регулировании алкогольной продукции »), promulguée le 2 juillet par Vladimir Poutine, sur la contre-étiquette des bouteilles de champagne rédigée en cyrillique, la dénomination « шампанское » (champanskoïé, c’est-à-dire champagne) est réservée aux vins mousseux produits en Russie et avec du raisin récolté dans ce pays. Les autres bouteilles doivent être rebaptisées plus prosaïquement « игристое вино » (c’est-à-dire « vin pétillant »).

Très curieusement Викисловарь, l’équivalent russe des dictionnaires en ligne Wiktionary et Wiktionnaire, définit l’adjectif шампанский (« champanskiï ») de la manière suivante : « связанный, соотносящийся по значению с существительным шампанское », c’est-à-dire « correspondant par la signification au substantif champanskoïé. » C’est le serpent qui se mord la queue… Moi qui croyais que c’était le contraire, que champanskoïé n’était que l’adjectif substantivé à la forme neutre de l’adjectif masculin champanskiï, à la forme neutre à cause du substantif neutre dont il dépend, « vino » (vin)… En réalité, en russe, dès l'origine, champanskiï a signifié étymologiquement « de Champagne » ou « champenois » ; champanskoïé (vino), (vin de) Champagne.

Grâce, si j’ose dire, à cette loi, en Russie, la Veuve Clicquot, champagne français, n’est plus qu’un « vin pétillant », alors que l’Abraou-Diourso (Абрау-Дюрсo), vin pétillant russe, est un « champagne »… Dom Pérignon doit se retourner dans sa tombe. On voisine avec l’absurde.

Pourtant le terme « champagne » est une appellation géographique protégée en France et en Europe. Elle est reconnue et respectée à peu près partout dans le monde.

Le Wikipédia russe est très clair. En russe шампанский et шампанское renvoient à la province française de Champagne :

« Шампа́нское — игристое вино, произведённое во французском регионе Шампань из установленных сортов винограда методом вторичного брожения вина в бутылке. Название напитка происходит от названия провинции Шампань, где расположен данный регион.

Хотя термин "шампанское" зачастую используется производителями игристого вина во многих странах и местностях (например, в Калифорнии, Канаде и России), согласно регламентам, действующим на территории Европейского союза, правильно его использовать только по отношению к вину, производимому в провинции Шампань.

С точки зрения международного права правомерность существования названия "Советское шампанское" является спорной, так как согласно международным конвенциям шампанским может называться только вино, виноград для которого выращен во французской провинции Шампань. »

Mots-clé: néologisme, word-jacking, российский закон о регулировании алкогольной продукции, loi fédérale russe sur les alcools, appellation protégée, dénomination, vin pétillant, champagne, игристое вино, шампанское.