16 août 2024

Comment savoir si présentiel est un anglicisme ou non?

 

Sur le site des éditions Le Robert, sous la rubrique « Les mots de l’époque »[1], le linguiste Florent Moncomble critique le choix de l’Académie française, « comme souvent mal à l’aise, selon lui, avec l’air du temps », de condamner le terme présentiel, en le qualifiant de « calque maladroit et peu satisfaisant de l’anglais » (« Dire, ne pas dire » du 2 juillet 2020). Après avoir assuré que « l’accusation d’anglicisme est l’épouvantail favori que dressent les puristes de la langue française contre les innovations linguistiques qui leur déplaisent. », le linguiste met en doute le jugement de l’Académie française et propose une méthode simple et efficace pour savoir « comment déterminer s’il s’agit bien d’anglicismes ? »

Selon lui, il suffirait de procéder en deux étapes : « Étape 1. Regarder dans les dictionnaires anglais. [...]. Étape 2. Mesurer l’usage grâce aux corpus électroniques. [...]. » 

Passant de la parole à l’acte, le linguiste vérifie d’abord (première étape...) la présence ou l’absence de presential dans les dictionnaires anglais. Il constate que « [le terme presential] est bien attesté par l’Oxford English Dictionary dans le sens « relatif à la présence ; ayant ou impliquant une présence effective avec une personne ou en un endroit », et ce, jusqu’à l’époque contemporaine du billet puisque est cité un exemple de 2001 mettant en jeu le domaine de l’éducation, “distance education and presential (face-to-face) instruction”. » Cependant, l’attestation de « presential instruction » dans l’OED n’est pas suffisante pour ébranler la conviction du contempteur de l’Académie française.

Il passe donc à la seconde étape de sa méthode en consultant le Corpus of Contemporary American English (COCA), qui compte un milliard de mots, venant de sources diverses et équilibrées (dont des sources académiques écrites et orales), et couvre dans son édition actuelle la période 1990-2019. Ce corpus ne comporte aucune occurrence des termes presential ou distantial [...], « on peut donc considérer que, s’ils existent, ces mots sont d’une rareté extrême sur la période considérée. » Le linguiste pousse la vérification en interrogeant le Coronavirus Corpus. « Presential n’y apparaît qu’à deux reprises, dont une seule dans le domaine de l’enseignement (“Not all teachers might be able to work on a presential basis”). » Une seule fois, c’est effectivement peu, mais elle existe. À moins qu’on considère qu’il s’agit de l’influence du français présentiel sur l’anglais ???

Conclusion du linguiste : « avec ces trois mots [présentiel, distanciel et candidater], certains défenseurs de la langue française nous ont inventé des anglicismes ! Bien sûr, quiconque fréquente la langue anglaise avec quelque assiduité pouvait s’en douter ; mais comme on ne saurait répondre à l’intuition par l’intuition, l’honnêteté intellectuelle [c’est moi qui souligne] demandait d’effectuer ces quelques vérifications, lesquelles ne prennent pas plus… de quelques minutes. »

À la « méthode » en deux temps du linguiste, il faudrait peut-être ajouter une troisième étape : 3. Vérifier la présence ou l’absence du terme sur le Web.

En effet, qu’est-ce qu’on trouve sur la Toile ?

Sur le site de l'European University Association, on peut lire ceci :

Two years ago, the pandemic hit Europe and the world and halted most physical travel. At the same time, it also meant expansion and innovation in online, non-presential learning and demonstrated how global data sharing can make science respond quickly.”

https://eua.eu/events/227-the-pandemic-two-years-on-%E2%80%93-what-consequences-for-international-cooperation.html?bmid=6a100f401e95&source_from=invitation

Sur celui de la London School of Design and Marketing, on annonce : “On line learning vs presential learning” (15-12-2021).

https://lsdmlondon.com/general/online-learning-vs-presential-learning/ 

Sur celui du Centre européen de formation professionnelle, on explique :

Presential learning/face-to-face learning/ classroom learning: Instructional model in which both the teacher or trainer and the learner(s) are physically present, typically in a classroom. Comment: Presential learning is opposed to distance learning; blended learning is a mix of presential and distance learning.”

https://www.cedefop.europa.eu/en/tools/vet-glossary/glossary/praesenzlernen-praesenzunterricht

Sur celui de Wiktionary, on définit :

Presential (comparative more presential, superlative most presential) 1. In-person, on-premises, face-to-face (that is, not involving online, virtual or remote interaction), presential learning, presential work. 

Vous avez dit : « honnêteté intellectuelle » ? Le bashing anti-Académie française est un sport très pratiqué, mais un peu facile. Encore faut-il avoir des biscuits.

Mots-clés : Dictionnaires Le Robert, Florent Moncomble, Académie française, bashing, anglicisme, méthode, presential, présentiel.


[1] « Candidater, présentiel, distanciel... Comment savoir si des mots sont vraiment des anglicismes ? » Florent Moncomble. Publié le 09-04-2021. https://dictionnaire.lerobert.com/dis-moi-robert/raconte-moi-robert/mots-epoque/candidater-presentiel-distanciel-comment-savoir-si-des-mots-sont-vraiment-des-anglicismes.html

15 mai 2024

Arrêtez de folkloriser le français québécois!

Comme chaque année, en mai, les éditions Le Robert publient la liste des nouveaux « entrants » dans leur dictionnaire. C’est une occasion de faire du buzz dans le but de booster les ventes. Elles savent que les médias parleront de cette liste, leur offrant du même coup une belle publicité gratuite.

Chaque année nous réserve des surprises. L’an dernier, c’était l’entrée du pronom « non binaire » iel, sans véritable diffusion en dehors d’un « cercle très restreint ». Cette année, celle de l’expression québécoise boss des bécosses. Expression qui figure même à la 9e place du « top 10 des mots nouveaux du Petit Robert (édition 2025)[1] ». Pourquoi cette expression dans ce top ? Pourquoi à la 9e place ? Sur quel(s) critère(s) ? Rien n’est dit sur ce qui a présidé à l’établissement de ce classement. Il y a de quoi se poser des questions sur le sérieux et l’intérêt de ce top.

Dans un document[2] de Géraldine Moinard, directrice de la rédaction des éditions Le Robert, il est dit que l’équipe de lexicographes (elle n’est pas très nombreuse) s’appuie sur trois critères pour retenir un mot : 1) « La fréquence d’usage du mot. Lorsqu’un mot devient fréquent, la question de sa place dans le Petit Robert se pose naturellement. La fréquence est évaluée à travers l’analyse statistique de vastes corpus de textes, à l’aide de différents outils de mesure. 2) La diffusion du mot. C’est la possibilité de rencontrer le mot dans des types de discours variés : la presse, la littérature, les réseaux sociaux... Un mot très fréquent dans un cercle trop restreint ne trouvera pas forcément sa place dans le Petit Robert, tandis qu’un mot qui se diffuse au moyen de plusieurs canaux pourra y figurer en dépit d’une fréquence globale plus faible. 3) La pérennité du mot. Le Petit Robert retient des mots qui durent. Il est rare qu’un mot entre dans le Petit Robert moins d’un an après son apparition, et c’est souvent bien plus long. Avant leur sélection, les mots font l’objet d’une observation attentive par les lexicographes, souvent durant plusieurs années, afin de s’assurer de leur pérennité, ou bien de leur importance pour comprendre l’époque actuelle. »

Dans le cas de boss des bécosses, lequel de ces trois critères justifie son apparition dans le Petit Robert, édition de 2025 ? Son apparition récente ? Sa fréquence d’usage ? Sa diffusion « dans des types de discours variés » ? Sur quel « vaste corpus » québécois s’appuient les éditions Le Robert pour ce faire ?

Quand on connaît le très grand nombre de québécismes courants de registre neutre, on ne peut qu’être étonné du choix d’une expression triviale, prétendument représentative du français québécois, si ce n’est pour faire du buzz. Cela plaira peut-être à Paris (« comme il est pittoresque le parler de nos cousins québécois ! »), mais fera grincer des dents à Montréal et à Québec.

Plus généralement, ce choix met en lumière le problème de l’intégration de mots de différentes variétés de français dans un dictionnaire censé rendre compte du français standard. C’est un non-sens lexicographique dans la mesure où les rapports sémantico-grammaticaux entre les mots ne sont pas les mêmes. C’est aussi critiquable dans la mesure où la place limitée qui leur est assignée conduit à des choix totalement arbitraires. Dans le seul cas du français québécois, on compte ces particularismes par milliers. Des centaines d’entre eux mériteraient certainement de figurer au Petit Robert, bien avant boss des bécosses. Au résultat, la seule justification de ces intégrations au compte-gouttes semble être d’attirer l’attention et de faire croire qu’on se soucie des français non hexagonaux. Une justification plus marketing que lexicographique. Une suggestion aux lexicographes du Robert pour l'édition de 2026 : retenez patente à gosses ou, mieux encore, avoir la p(e)lote à terre. Succès médiatique assuré!

Les éditions Le Robert, sous la direction d’Alain Rey, avaient déjà tenté une expérience en publiant en 1992 le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, croyant flatter le public québécois. Devant la levée de boucliers suscitée par le choix des mots québécois, elles avaient dû renoncer à commercialiser cet ouvrage.

La même mésaventure est arrivée à une autre maison d’édition française, qui s’était aventurée en terrain québécois sans suffisamment connaître ses spécificités. Il s’agit de la publication d’un Bescherelle des verbes québécois (1999)[3], dont la nomenclature (et l’orthographe) s’appuyait sur le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (Montréal, VLB, 1980). Dans ce cas, là aussi la publication avait dû être retirée du marché.

Arrêtez donc de folkloriser le français québécois !

Mots-clés : Dictionnaire, Petit Robert, édition 2025, critères, Géraldine Moinard, nouveaux mots, boss des bécosses, patente à gosses, avoir la p(e)lote à terre, Alain Rey, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Bescherelle des verbes québécois, Dictionnaire de la langue québécoise, Léandre Bergeron.



28 avril 2024

“The shipwreck of French, the triumph of English”: language adrift

The sinking of French 

Tags: Competition between languages, French language, English language, decline of French, France, Europe, Africa. Language of diplomacy, commerce, science. Interferences, anglicism, Lionel Meney, Le naufrage du français, le triomphe de l'anglais. Enquête, Québec, Presses de l'Université Laval, 2024.

24 avril 2024

Lionel Meney Brève bio

Lionel Meney est né en France. Il vit au Québec depuis 1969.

Il a suivi une formation en linguistique générale et en langues slaves à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, à la Sorbonne, à Paris, et à l’Université de Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) en URSS. Il a obtenu son doctorat en linguistique à l’Université Laval sous la direction de Roch Valin.

Il est arrivé au Québec muni d’un contrat avec l’Université Laval dans le cadre des accords de coopération France-Québec dans le domaine de l’éducation. Il a enseigné le russe, le français dans les programmes de français langue seconde, et le français et la traduction dans ceux de traduction de 1969 à 2004 au département de Langues, linguistique et traduction.

Il s’est intéressé au français, tant au Québec qu'en France, inscrivant ses recherches dans les domaines de la variation linguistique, des interférences de l'anglais et des idéologies linguistiques.

Il a publié un Dictionnaire québécois-français. Pour mieux se comprendre entre francophones (Montréal, Guérin, 1999). [finaliste du prix Marcel Couture du Salon du livre de Montréal]. Ce dictionnaire se distingue des glossaires québécois habituels par sa volonté de donner les équivalents exacts dans la même situation de communication et dans le même registre de langue. C’est ce qu’il a appelé un « dictionnaire bivariétal » sur le modèle des dictionnaires bilingues (1 800 pages, environ 9 000 entrées).

Exemple : pogner 

Dans le Glossaire du parler au Canada, le terme est traité de la manière suivante : pogner : empoigner, saisir, prendre ; pogner un rhume : prendre un rhume.

Dans le Dictionnaire québécois-français, le terme québécois pogner fam. correspond, en français de France, non pas à prendre mais à choper fam. ; pogner un rhume fam. : choper un rhume fam.

Il s’est aussi intéressé aux idéologies linguistiques québécoises dans deux ouvrages. Ces idéologies se résument en gros à une lutte d’influence entre partisans d’une norme nationale, endogène, et partisans d’une norme internationale, avec des nuances entre les positions extrêmes. Il a introduit le terme endogénisme dans le débat sur la norme linguistique.

Dans Main basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec (Montréal, Liber, 2010) [finaliste du prix Victor Barbeau de l’Académie des lettres du Québec], il décrit le contexte géo-linguistico-politique québécois, certaines facettes de l’identité québécoise, l’idéologie qui se dégage du rapport Larose sur la langue, critique certains produits linguistiques comme le Dictionnaires québécois d’aujourd’hui (Saint-Laurent, DicoRobert, 1992) ou le Grand dictionnaire terminologique de l’OQLF.

Dans Le français québécois entre réalité et idéologie. Un autre regard sur la langue (Québec, Presses de l’Université Laval, 2017), il décrit les principales particularités du français québécois (phonétiques, grammaticales et lexicales), établit une typologie des anglicismes québécois, étudie la concurrence des anglicismes dans la presse d’ici, analyse les idéologies linguistiques d’auteurs québécois comme Gérard Dagenais, Jean Marcel et Jean-Claude Corbeil) et il présente les enjeux du débat sur la norme linguistique.

Dans Le naufrage du français, le triomphe de l’anglais. Enquête (Québec-Paris, Presses de l’Université Laval-Hermann, 2024), il fait un retour vers son idiome maternel, le français de France, en décrivant l’état (l’invasion des anglicismes) et la situation (la perte d’influence) du français à l’échelle française, européenne et planétaire.

Dans La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées (Limoges, Lambert-Lucas, 2024), il décrit les biais idéologiques derrière l'argumentaire prétendument scientifique des auteurs de Le français va très bien, merci (Paris, Gallimard, 2023). 

Mots-clés : Lionel Meney, linguiste, publications, biographie.

New French : Définition.

New French est la désignation par Lionel Meney de la langue hybride, mélange de français et d’anglais, en cours de formation. Le New French représente une étape supplémentaire dans l'anglicisation du français, après le franglais.

« Depuis quelques années, on assiste à de véritables déferlantes d’anglicismes. Au point que le franglais d’hier n’est rien comparé au New French d’aujourd’hui. Par New French, j’entends un français en processus d’hybridation, fortement marqué par des interférences lexicales, phraséologiques et grammaticales de l’anglais (les anglicismes). » 

Lionel Meney, "Le Naufrage du français, le triomphe de l’anglais, Enquête", Québec, Presses de l’Université Laval, 2024, p. 3.

 Mots-clés: New French, définition. 



[1] Hybridation : croisement entre deux langues.