26 septembre 2020

Ecriture inclusive ou Ecriture excluante?

Sur ce sujet, une tribune de linguistes francophones parue dans Marianne :

https://github.com/humanitesnumeriques/ecritureinclusive?fbclid=IwAR2jWCGA2aq-ENUnWksCc3jJy3SBcdzjVClOuPWfrxyok35mv3awyUZhezk

Mots-clés : écriture épicène; écriture inclusive; critiques; linguistes francophones; magazine Marianne.

22 septembre 2020

Bélarus : un toponyme problématique. Le ou La Bélarus?

La fraude électorale organisée par le dictateur Loukachenko en 2020 et l’admirable résistance opposée par les Biélorusses ont attiré l’attention du monde sur ce petit pays d’Europe de l’Est dénommé Biélorussie ou Bélarus.

Le terme Biélorussie est la désignation courante en français, et la désignation officielle retenue par les organismes linguistiques francophones. Le terme Bélarus, composante du syntagme République de Bélarus, (et non République du Bélarus comme l'indique le Grand Dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française), est celle que les autorités du pays exigent dans leurs échanges internationaux. Une des raisons de l’insistance des autorités de ce pays à faire employer Bélarus plutôt que Biélorussie est compréhensible : Il s’agit de la présence du mot Russie dans Biélorussie, difficilement acceptable pour un pays fraîchement (plus ou moins) indépendant.

Rus’ (Русь), Rus’kaja Zemlja (Руськая Земля)

Au contraire, dans Bélarus, vous avez Rus (en langues slaves de l’Est : Rus', Русь), terme ancien qui désignait le territoire ancestral des Russes, des Ukrainiens et des Biélorusses avant la division des Slaves de l’Est en trois nations distinctes. Ce territoire couvrait les régions de Minsk à l’Ouest (Biélorussie actuelle), celles de Kiev et du nord de l’Ukraine au Sud, de Smolensk, Novgorod, Vladimir et Mourom au Nord et à l’Est (aujourd’hui en Russie).

A l’origine, le terme Rus' ou Rous’ (Pѹсь) vient du grec οἱ ̔Ρῶς. Il désignait les « Ros » (en russe росы), c’est-à-dire les membres de l’élite scandinave (les Varègues, en russe Варяги) qui, à la suite du chef de guerre Riourik (IXe siècle), avaient pris le pouvoir dans le pays, avant de s’étendre à l’ensemble des populations de ces territoires. Dans les trois langues slaves de l’Est, ce mot à de fortes connotations affectives, nationales, voire nationalistes. Beaucoup veulent se l’approprier. D’autant plus qu’il y a une ambiguïté dans les termes. Le terme « terre des Ros » (Rus’kaja Zemlja, Руськая Земля) est très semblable au terme « terre des Russes » (Russkaja Zemlja, Русская Земля).

Russie (Rossija, en russe Россия)

Les Grecs désignaient sous le nom de Ῥωσία, le pays des Ros (en russe страна росов, Русь), d’où Rossija (Россия), le pays des Russes, la Russie.

Grande Russie (Velikorossija, en russe Великороссия) et Petite Russie (Malorossija, en russe Малороссия)

Quand, à la fin du Xe siècle, Vladimir, prince de Kiev, se convertit au christianisme, la chancellerie du patriarcat de Constantinople, dont dépendait le territoire de la Rus’, prit l’habitude de distinguer deux régions : Μεγάλη `Ρωσσία , la Grande Russie (en russe Великая Россия, Великороссия) et Μικρὰ `Ρωσσία, la Petite Russie, (en russe Малая Россия, Малороссия). Le Grande Russie correspondait à la Russie proprement dite de l’époque, la Petite Russie, à l’Ukraine de l’époque, c'est-à-dire bien avant la conquête des territoires du Sud et de l'Est.

Biélorussie, Bélarus (Belarus’, en russe Беларусь, Belaja Rus’, en russe Белая Русь), Belorussija (en russe Белоруссия)

Si l’origine des toponymes Grande Russie et Petite Russie est connue, celle de Russie blanche (B'elarus') est controversée. Dans ce mot, on reconnaît sans peine l’élément -rus' (-русь), mais on s’interroge sur l’origine et le sens de b'ela- (бела-). L’adjectif signifie « blanc » dans les langues slaves de l’Est. Autrefois, sur les cartes dessinées en Europe occidentale, la région était appelée en latin Alba Russia (Russie blanche). D’autres régions slaves de l’Est, en dehors de la Grande et de la Petite Russie, ont aussi porté des noms de couleur comme la Rus’ rouge (Червонная ou Красная Русь, partie occidentale de l’Ukraine) et la Rus’ noire (Чёрная Русь, partie nord de la Biélorussie). Pour certains, traçant un parallèle avec la symbolique des couleurs chez les Tataro-Mongols, le noir désignerait la partie nord, le rouge la partie sud et le blanc, la partie ouest de la Rus’, d'où la désignation Russie blanche.

Pour ajouter à la complexité de la question, à l’époque soviétique a été créé le toponyme B’elorussija (en russe Белоруссия). Vous avez donc un pays et trois désignations : Беларусь (officielle dans le pays), Белоруссия (officielle en Russie), Biélorussie (officielle en France).

Les difficultés présentées par Bélarus en français

Le toponyme Bélarus présente deux types de difficultés en français : les unes d’ordre orthographique; une autre, grammatical.

La transcription phonétique de Беларусь est B’elarus’. L’apostrophe marque la mouillure des consonnes b et s. Ces deux marques, importantes en langues slaves, ont disparu dans la forme orthographique française Bélarus. Le graphème u représente le son écrit ou en français. L’orthographe Biélarous serait donc plus proche de la prononciation véritable que Bélarus.

Le terme Беларусь est féminin comme l’indique la désinence du mot русь (troisième déclinaison féminine) et l’accord au féminin de l’adjectif (бела). D'ailleurs les autorités du pays préconisent la formulation République de Bélarus, ce qui montre bien que, pour elles, le nom doit rester féminin en français comme en biélorusse. Ne dit-on pas République d'Autriche, de Bolivie et même de Biélorussie?

On devrait donc dire non pas le Bélarus, mais la Biélarous… la République de Biélarous... Cela dit, sans espoir de changement, bien sûr… La Bélarus serait déjà un progrès significatif...

Mots-clés : français ; transcription ; orthographe ; genre ; toponyme ; Беларусь ; Bélarus ; Biélorussie ; Grande Russie ; Petite Russie ; Russie blanche.

17 septembre 2020

Comment traduire "all-dressed pizza"?

C'est une pizza qui passe pour une spécialité montréalaise. Familièrement beaucoup l'appellent pizza all-dress. Le Grand Dictionnaire terminologique de l'Office de la langue française (2003) condamne justement pizza all-dress et pizza all-dressed. Cependant l'équivalent qu'il propose - pizza garnie - n'est pas très heureux. Y aurait-il des pizzas dégarnies? Ce n'est guère mieux qu'une autre traduction (littérale) fréquente, pizza toute garnie...

En fait trois possibilités d'équivalents français se présentent.

Si l'on veut insister sur le fait que cette pizza réunit tous les éléments (tout le choix de garnitures : ail, oignon, tomate, poivron vert, champignon, pepperoni, mozarella) proposés pour la fabrication de ce genre de produit, on dira une pizza complète, une complète. Cette désignation est courante en français. On la trouve, par exemple, pour un type de crêpes (oeuf, jambon et gruyère). Complète apparaît comme la meilleure traduction de all-dressed.

Si l'on veut insister sur une des particularités de sa composition, qui fait aussi son originalité, on dira une pizza au pepperoni.

Enfin, si l'on estime que ce type de pizza est vraiment une spécialité typiquement montréalaise, pourquoi ne pas l'appeler tout simplement une montréalaise? Cette désignation viendrait s'ajouter à d'autres du même type comme une napolitaine, une romaine, une sicilienne et une hawaïenne.

Mots-clés : anglais-français; traduction; calque; Grand Dictionnaire terminologique; Office québécois de la langue française; all-dressed pizza; pizza all-dress; pizza all-dressed; pizza toute garnie; pizza garnie; pizza au pepperoni; pizza complète; une complète; une montréalaise.

09 septembre 2020

Doit-on dire : nommer, nominer ou proposer quelqu'un à un prix, à une distinction ?

 Lu aujourd’hui dans la presse française cette nouvelle :

« Le très controversé président américain Donald Trump a été nommé au prix Nobel de la Paix 2021 ». (Yahoo Actualités, 9 septembre 2020).

« La nouvelle a surpris tout le monde : le président américain Donald Trump a été nominé pour le Prix Nobel de la Paix 2021 ». (La Dépêche du Midi, 9 septembre 2020).

« La candidature de Donald Trump proposée pour le Prix Nobel de la paix 2021 ». (Ouest France, 9 septembre 2020).

« Prix Nobel de la paix 2021 : Donald Trump proposé par un élu norvégien ». (Le Parisien, 9septembre 2020).

Une nouvelle, quatre médias, trois formulations. Laquelle est la meilleure ? Les deux premières sont fautives. « Nominer » est un barbarisme, c’est-à-dire un mot ou une forme qui n’appartient pas à la langue. En fait c’est un calque morphologique de l’anglais « to nominate ». « Nommer », dans ce contexte, est un anglicisme de sens, c’est-à-dire un sens anglais attribué à un mot français. En revanche les deux derniers exemples emploient le bon terme et  la bonne forme.

Le tableau qui suit montre clairement d’où vient la difficulté dans le passage de l’anglais au français. Elle tient à la polysémie de to name et de to nominate. En fait ces verbes anglais ont deux sens. Ils ne font pas une distinction que nous faisons en français. Pour nous francophones, il y a une différence très nette entre proposer/présenter la candidature de quelqu’un à un poste et nommer quelqu’un à un poste. Ce sont deux étapes différentes.


to name

1.      nommer quelqu’un à un poste, etc.

He was named as chairman.

Il a été nommé président.

 

2.     présenter quelqu’un pour un poste, etc.

He was named for the chairmanship.

Il a été présenté pour la présidence.

to nominate

1.      nommer quelqu’un à un poste, etc.

He was nominated chairman.

Il a été nommé président.

 

2.     proposer la candidature de quelqu’un à un poste, etc.

He was nominated for the presidency

Il a été proposé comme candidat à la présidence.


On dira correctement : proposer quelqu’un pour un poste, une distinction, etc. ; proposer quelqu’un comme candidat à un poste, à une distinction, etc.

La nouvelle de la candidature de Donald Trump au prix Nobel de la paix aurait dû être formulée de la manière suivante :

Donald Trump a été proposé pour le prix Nobel de la paix.

Donald Trump a été proposé/présenté comme candidat au prix Nobel de la paix.

La candidature de Donald Trump a été proposée pour le prix Nobel de la paix.

De même, à la cérémonie des César du cinéma français, on ne devrait pas dire : Ont été nommés… ou Ont été nominés…, mais : Ont été proposés/sélectionnés… Et a été choisi/élu/le lauréat est…

Mots-clés : français ; traduction ; to nominate ; nommer ; anglicisme de sens ; nominer ; barbarisme ; proposer, présenter ; cérémonie des César du cinéma français.

Comment traduire l’expression « cancel culture » ?

Culture du bannissement, culture du boycott, culture de la dénonciation, culture de l'ostracisme, culture de l'ostracisation, culture d'exclusion, culture du lynchage public. 

Depuis l’apparition des mouvements #MeToo en 2017 et #BlackLivesMatter, en 2013 (mais surtout en 2020), l’expression anglaise cancel culture s’est répandue dans les médias francophones. De prime abord, pour un francophone, elle semble opaque. Quelle est son origine ? Que signifie-t-elle ? Comment peut-on la rendre en français ?

Origine du terme.

L’expression serait d’abord apparue avec la sortie du film New Jack City en 1991. Dans ce film, un gangster, Nino Brown, crie « Cancel that bitch ! » (« Vire cette salope ! ») pour rompre avec sa petite amie révoltée par ses accès de violence. Ces termes sexistes ont été repris en 2010 par le rappeur Lil Wayne dans sa chanson I'm Single : « Yeah I'm single, nigga had to cancel that bitch like Nino » (« Le mec doit virer cette salope comme Nino »). Mais l’expression a surtout gagné en popularité en 2014, après qu’une candidate de l'émission « Love and Hip-Hop : New York » a lancé à son compagnon : «You're cancelled ! » (« T’es viré ! »). L’expression a été vite reprise et diffusée dans les médias sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp, etc.). Le hashtag #CancelUntel s’est vite répandu. On a même vu le hashtag #CancelCancelCulture

Les francophones ne connaissant pas son histoire, cela rend difficile la recherche d’un équivalent acceptable aussi bien du point de vue de la dénotation que de la connotation. 

Les sens de to cancel en anglais et de canceller en français.

Pour bien comprendre le sens de l’expression, il faut remonter aux sens de to cancel. Ce verbe anglais est un emprunt à l’anglo-normand canceler, forme dialectale du français chanceler, du latin cancellare (disposer en formes de croix). Il signifiait « annuler un document par des ratures en forme de croix » (Trésor de la langue française). En anglais, à partir du sens primitif spécialisé, il a pris le sens général d’« annuler » (to cancel an appointment, a flight, a show, an order, etc.).

Sous l’influence de cette langue, il est employé couramment dans ce sens en français canadien (Québec, Ontario, Acadie) (« canceller un rendez-vous »), ainsi que dans certains milieux de l’aviation (« vol cancellé »). Cet anglicisme de sens est critiqué. Seule l’acception limitée au domaine juridique « canceller (une décision de justice) », quoique d’emploi rare, correspondant au sens d’origine et au premier sens de l’anglais (to cross out something with lines, etc.), est considérée comme correct en français standard. (voir, dans ce blog, mon billet intitulé « Un emploi spécialisé de canceller en français »).

Le deuxième sens (to invalidate or annulate something) correspond de nos jours en français à annuler ou invalider. Il existe aussi en anglais un troisième sens, to kill, relevant du slang (argot américain) et correspondant en français à supprimer (familier), éliminer (familier), liquider (familier). 

Ces différentes acceptions se retrouvent peu ou prou dans les équivalents français attesté dans les médias. 

Définition. 

On peut définir la notion de cancel culture de la manière suivante : « Pratique consistant à retirer son soutien à une personne ou à une entreprise (une marque) parce qu’elle a dit ou fait quelque chose jugé inconvenant ou offensant ».

C’est une forme de bannissement par laquelle une personne ou une entreprise est exclue de certains réseaux sociaux ou professionnels, soit en ligne, soit dans la société ou dans les deux. C’est aussi une forme de boycott par lequel on demande de ne plus voir leur travail (leurs films, leurs chansons) ou de ne plus acheter leurs produits. Cela peut conduire jusqu’à la mort sociale de la personne visée (perte de contrats, d’emploi). 

A l’origine, le phénomène était circonscrit à un réseau social en particulier. Toute personne ou tout groupe ne respectant pas une certaine étiquette en était expulsé par la « communauté » (« to cancel out a person or community from social media platforms », Wiktionary). Plus tard le phénomène s’est élargi pour désigner toute campagne sur Internet visant à dénoncer et à boycotter une personnalité, dont les paroles ou les actes étaient jugés « inappropriés » (pour employer un anglicisme de sens) par certains. En représailles, on l’attaquait sur sa réputation et on le menaçait dans son emploi (« an attack on someone’s employment and reputation by a determined collective of critics, based on an opinion or an action that is alleged to be disgraceful and disqualifying » (Ross Douthat, The New York Times, 14 juillet 2020). 

A la recherche d’équivalents. 

Ne connaissant pas l’origine exacte et l’histoire de l’emploi de l’expression cancel culture, les francophones ont bien du mal à trouver une expression équivalente aussi bien du point de vue de la dénotation (le sens littéral d’un terme) que de celui de ses connotations (les éléments de sens qui peuvent s'ajouter à ce sens littéral). C’est là que réside toute la difficulté, car en anglais l’expression cancel culture a une histoire qui permet aux anglophones d’en comprendre le sens et d’en saisir les connotations. Ce n’est pas le cas en français.

Dans la presse francophone, on trouve toute une série d’expressions, plus ou moins satisfaisantes, comme culture de l’annulation, culture du bannissement (expression recommandée par l’Office québécois de la langue française), culture du boycott, culture de la délation, culture de la dénonciation publique, culture de l’effacement, culture de l’élimination, culture de l’humiliation publique, culture du lynchage, culture de la mise à l’index, culture de l’ostracisation, culture du pilori, culture du rejet, culture de la suppression, etc. Toute cette longue série montre bien la difficulté qu’il y a à trouver un équivalent aussi « parlant » en français. 

La plupart de ces expressions, comme culture de l’annulation, culture de l’effacement ou culture de la suppression, n’évoquent rien de précis pour un francophone. Ce sont des traductions plus ou moins littérales (to cancel = annuler, supprimer). Elles ne sont donc pas adéquates. D’autres, comme culture de la délation, culture de l’humiliation publique ou culture du lynchage, sont manifestement excessives.

Les expressions qui semblent le mieux répondre à ces deux exigences (dénotation et connotations) sont culture du bannissement, culture du boycott, culture de la dénonciation, culture de l’exclusion, culture de l’ostracisme ou de l’ostracisation. 

Dans culture du bannissement, on retrouve l'idée de mettre quelqu'un au ban du groupe, de la société, etc.

Dans culture du boycott, on retrouve non seulement l’idée de mise à l’écart d’une personne ou d’une société, mais aussi de refus de consommer ses produits (chansons, musiques, films, vêtements, parfums, etc.). La cancel culture, je l’ai dit plus haut, se caractérise par un appel au boycott des personnes visées (souvent des artistes, des journalistes, des universitaires) et des produits qui sont leurs moyens de subsistance, assorti d’un appel à la démission de leur poste ou de leur emploi. C’est une forme de boycott moral, culturel et économique.

Dans culture de l’ostracisme ou de l'ostracisation, on retrouve l’idée (remontant à une pratique de la Grèce antique) de la mise au ban du groupe, voire de la société, avec toutes les conséquences que cela implique (exclusion, perte de réputation, de moyens de défense et de subsistance). 

L'expression culture d'exclusion pourrait aussi assez bien rendre l'idée.

On peut d'ailleurs se demander si le terme pratique ne serait pas plus adéquat que culture. On pourrait mieux dire la pratique du boycott, de l’exclusion, de l’ostracisation. 

Conséquences de la cancel culture. 

On n’a pas manqué de dénoncer les excès auxquels peut se livrer la pratique de l’ostracisation. Si le procédé a permis de dénonciation de véritables scandales, il connaît aussi des dérives inquiétantes. La très célèbre auteur de Harry Potter, J. K. Rowling a été victime de ce phénomène et accusée de transphobie pour avoir osé affirmer sur Twitter que « seules les femmes avaient des menstruations »… Le New York Times a titré sérieusement : « It’s time Gauguin got cancelled ? » au motif que le peintre a eu des rapports sexuels avec de très jeunes filles et qu’il appelait « sauvages » les Polynésiens. En France, une campagne de boycott a été lancée contre le film J’accuse, rappelant l’histoire de l’affaire Dreyfus, parce que son auteur était Roman Polanski, accusé de viol aux Etats-Unis. L’acteur Omar Sy a été victime d’une menace de boycott au motif qu’il avait joué le rôle d’un flic alors que, par ailleurs, il s’était élevé contre les violences policières. De nombreuses personnalités comme J. K. Rowling, Salman Rushdie, Noam Chomsky, Margaret Atwood, Garry Kasporov, ont signé une pétition pour dénoncer la cancel culture.

C’est une forme de justice sommaire, sans procès, sans preuves établies, sans défense possible, une nouvelle loi de Lynch, qui se termine parfois par une véritable mise à mort sociale. Comme elle est née aux États-Unis, certains n’ont pas manqué de rappeler l’époque du maccarthysme, de la chasse aux sorcières, des condamnations sans procès. Ce n'est pas sans rappeler non plus les campagnes orchestrées par le pouvoir soviétique contre les dissidents (par exemple contre Boris Pasternak). Dans un Etat de droit, toute condamnation doit se prononcer bien évidemment dans le cadre d’un processus judiciaire.

Mots-clés : cancel culture ; traduction ; culture du bannissement; culture du boycott ; culture de l’ostracisme ; culture de l’ostracisation; culture d'exclusion ; pratique de l’exclusion.

30 août 2020

Une critique de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive »

En ces temps de politiquement correct et, plus particulièrement, de linguistico-politiquement correct pour reprendre l’expression de Louis-Jean Calvet, il est réjouissant que quelqu’un, au Québec, ait le courage (car il en faut pour aller à contre-courant du discours dominant) de se lever et de dénoncer un véritable scandale. C’est ce qu’a fait Guy Laflèche, ancien professeur à l’Université de Montréal, spécialiste de grammaire et de littérature, dans un livre intitulé L’Office québécois de la langue française et ses travailleuses du genre (les éditions du Singulier, Laval, 2020).

Le livre de GL est une critique au vitriol de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive », de ses promoteurs, parmi lesquels l’Office québécois de la langue française, un certain nombre de collaboratrices de cet organisme, et un certain nombre de figures québécoises ou françaises (dont Marina Yaguello) de la mouvance ultra-féministe.

Un plan rigoureux

Le livre se déroule selon un plan rigoureux, support d’une argumentation solide. Il commence par une étude originale de la notion de polémique (en Introduction) et se termine par la critique de la « rédaction épicène » dans la revue montréalaise Palindrome (chapitre 6), en passant par un rappel historique des interventions du Gouvernement du Québec en matière de langue (statut et corpus) (chapitre 1), une description de l’enseignement de la grammaire du genre à la petite école (chapitre 2), des propositions pour un enseignement moderne de la grammaire du genre au collège (chapitre 3), une critique de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive » (chapitre 4) et une critique des positions de l’OQLF (qu’il s’agisse de choix terminologiques ou de la « rédaction épicène ») et de certaines de ses collaboratrices (chapitre 5).

Une documentation solide et précieuse

Parmi les qualités de cet ouvrage, il faut relever la documentation sur laquelle il s’appuie. Elle est considérable et présentée systématiquement à la fin de chaque chapitre sous la forme de « chrono-bibliographies » commentées. Quiconque voudrait s’intéresser à ce sujet trouverait là déjà fournie une bonne partie du travail de recherche.

Une revue historique et commentée des principales publications prônant la « rédaction épicène » fait aussi l’objet d’un long développement. Comme, par exemple, pour ne nommer que les Québécoises, le mémoire de maîtrise d’Hélène Dumais (1982), les chroniques de Céline Labrosse (1990), le Guide de Monique Biron (1991), pour une grammaire non-sexiste de Céline Labrosse (1996), le Guide de Louise Guénette et Pierrette Vachon-L’Heureux (2007).

Une définition rigoureuse de la notion de « polémique »

GL se présente comme un « polémiste professionnel ». Pour dépasser la circularité des définitions dictionnairiques du terme polémique, il propose la formule suivante : P = R (+ Pa (- R’)), qui illustre ce que c’est réellement, selon lui. Cette formule se lit comme ceci : la polémique (P) est une réplique (R) qui relève du pamphlet (Pa) sans permettre de réplique (R’). Il est fort probable de toute façon qu’il n’y aura pas de réplique à son pamphlet pour la simple raison que les défenseurs de ces théories ultra-féministes n’aiment pas le débat.

Un style décapant et varié

GL a raison de dire que la polémique n’est pas un genre littéraire, mais un style. Et son livre ne manque pas de style. Dans la pure tradition pamphlétaire, il se signale par des créations originales. Sous sa plume, la « rédaction épicène » devient plus correctement le « style bigenre », les ultra-féministes voulant imposer son usage, des « féministes de luxe », soulignant ainsi le fait que ces activistes ont abandonné les vrais (et difficiles) combats pour l’amélioration de la condition féminine pour s’attaquer à un faux problème. Très réussie aussi, l’expression « travailleuse du genre », véritable trouvaille fondée sur un double jeu de mots. Très spirituel encore, ce trait d’humour, lorsqu’il reconnaît un exploit à l’OQLF qui, après avoir (légitimement) condamné « pâte à dents », un calque de l’anglais, l’a réhabilité en 2016 au motif « qu’il s’intègre au système linguistique français ». L’Office serait donc le seul au monde à avoir réussi l’exploit de remettre, comme on dit en anglais, la « pâte à dents » dans le tube… (to get the toothpaste back into the tube…).

Mais son style n’est pas que polémique, il est aussi didactique, pédagogique, vivant, quand il s’agit d’expliquer l’enseignement de la grammaire du genre à la petite école et ce qu’il devrait être au collège (il fait comme s’il s’adressait à une classe de collégiens, interpellant à l’occasion quelque élève inattentive).

Style vivant et parfois intimiste quand il évoque la vie d’une famille ouvrière, la sienne, dans le Québec des années 60-70 ; le père obligé de travailler en anglais « à’ shop à bois » ; la mère écoutant les « lignes ouvertes » de Jean Duceppe, éveillant la fibre nationale des « Canadiens français » en passe de devenir des « Québécois », et les incitant à « bien parler » leur langue. C’est-à-dire à se libérer et des « Anglais » et des anglicismes... Là, selon lui, était le vrai combat. Cela pour montrer qu’en recommandant l’usage de la « rédaction épicène » (avis publié en 2015, révisé en 2018), l’OQLF s’est trompé d’objectif. Selon GL, celui-ci devrait être prioritairement un retour à une politique de lutte contre les anglicismes qui envahissent la langue française.

Un féministe déclaré

N’allez pas accuser GL de sexisme, de machisme. Bien au contraire, il se revendique féministe. Dès le début, il s’est déclaré partisan de la féminisation des noms de professions et de fonctions, sachant que les règles de la morphologie française permettaient de rendre justice aux femmes. Il ne se prive pas d’ailleurs de critiquer les Français, en particulier l’Académie française, qui s’est refusée (trop) longtemps à le reconnaître et à entériner la féminisation des noms de professions. Il se déclare haut et fort pour l’égalité complète entre les hommes et les femmes, que ce soit dans le domaine politique, économique ou sexuel. Mais pour lui le combat féministe, le vrai, est bien éloigné des élucubrations et des enfantillages des promoteurs de la « rédaction épicène ».

Une critique de l’ignorance et de l’idéologie

Evidemment, le plus important c’est la thèse que défend GL dans ce pamphlet. Elle se résume à deux mots : ignorance et idéologie. Les promoteurs de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive » sont des ignorants en matière de langue, mus uniquement par des raisons idéologiques. S’ils connaissaient le sens exact de l’adjectif épicène, ils ne prôneraient pas la rédaction « épicène », puisque cet adjectif qualifie un nom « qui désigne aussi bien le mâle que la femelle d’une espèce. Nom épicène masculin (ex. le rat). Nom épicène féminin (la souris) » (Le Petit Robert). On comprend que l’expression « style bigenre » est plus adéquate. Plus grave, ils connaissent mal le fonctionnement réel du système du genre grammatical en français. Critiquant le prétendu « sexisme » de la langue française, ils ignorent le caractère véritablement féministe de ce système. En s’attaquant à la langue, ils se trompent de cible. Certes, il est plus facile d’obtenir des victoires sur papier, comme cette recommandation de l’OQLF, que de réelles avancées touchant la condition féminine (égalité salariale, etc.).

Une réfutation des thèses favorables à la « rédaction épicène »

Dans le cours du livre, GL s’applique donc à réfuter systématiquement les arguments des partisans de la « rédaction épicène ». Non, la langue française n’est pas sexiste. La langue est neutre, même si le discours, lui, peut être sexiste, comme il peut être aussi antisexiste. Non, le règle « le masculin l’emporte sur le féminin » n’a jamais existé, du moins dans cette formulation. Après une étude exhaustive de tous les livres de grammaire, André Chervel a conclu que c’était « une règle inconnue des manuels ». Personne n’a jamais dit cela, « du moins avec la netteté qu’on suppose ». Non, il ne faut pas confondre, comme le font les ultra-féministes, le genre grammatical et le genre naturel ou sexe. GL montre que le niveau de connaissance et d’analyse des écrits « bigenres » ne dépasse pas celui de la petite école et de ses règles destinées aux enfants. « Il s’agit, écrit-il, d’une idéologisation de concepts linguistiques ou plutôt grammaticaux tels qu’ils sont perçus dans l’opinion populaire, à partir des "règles de grammaire" enseignées et apprises dans les petites classes de l’école » (p. 97).

Mais il ne suffit pas de critiquer, il faut proposer une autre analyse, rigoureuse cette fois. Faisant appel au précieux Bon Usage de Grevisse pour la description des faits et à la linguistique moderne pour leur interprétation, GL montre qu’en réalité le système du genre en français est un système binaire dans lequel le féminin est le genre marqué et le masculin, le genre non-marqué. Il résume ainsi en trois règles sa position : Règle n°1 : Les mots, les vocables ne sont pas marqués d’office en genre ; Règle n°2 : Il n’existe qu’une seule et unique marque de genre en français, et c’est le féminin ; Règle n°3 : La langue est un système très puissant qui sait utiliser de deux manières ce code binaire.

Complexité de la sémiologie du genre en français

Il faut dire que la sémiologie du genre en français est complexe et variée. Le Grevisse en porte témoignage. Cela s’explique par l’histoire de notre langue, qui se caractérise par la disparition d’un genre et de toutes les déclinaisons au cours du passage du latin (3 genres : masculin, féminin et neutre ; 6 cas) au français contemporain (2 genres : masculin et féminin ; zéro cas) avec une étape intermédiaire en ancien français (2 genres : masculin et féminin ; 2 cas : cas sujet et cas régime).

En latin, la désinence du nom indiquait son genre. Par exemple, les noms en -us étaient masculins ; ceux en -a, féminins ; ceux en -um, neutres. Cependant certains noms en -a, donc de déclinaison féminine, étaient de genre masculin. On rencontre le même phénomène en russe contemporain, dans lequel des mots comme мужчина (être humain de sexe masculin = homme), дедушка (grand-père), дядя (oncle) sont de déclinaison féminine, mais de genre masculin. Cela veut dire qu’ils se déclinent comme tous les autres féminins en -a (par exemple, comme женщина, être humain de sexe féminin = femme), mais s’accordent au masculin. Autrement dit, il faut distinguer sémiologie (forme) et genre.

En français contemporain, comme le rappelle à juste titre GL, c’est le genre féminin qui est marqué sémiologiquement. D’ailleurs, comme le note aussi GL, la marque du genre n’est pas universelle. Vous avez des noms, les véritables noms épicènes, comme architecte, camarade, journaliste, secrétaire, etc., qui ne portent pas de marque de genre en langue. Seul l’accord en discours indique s’il s’agit d’une personne de sexe masculin ou féminin. Dans ce cas, ce sont les déterminants qui sont porteurs du genre. D’autres mots, comme homme (du latin homo, hominem, masculin) ou femme (du latin femina, féminin) n’ont qu’un genre. Dans ce cas, c’est le radical qui est porteur du genre (on parle alors de genre lexical). La plupart des noms désignent le genre féminin par l’adjonction à la forme masculine soit d’un phonème, soit d’un suffixe. C’est là qu’on constate deux phénomènes : 1) le féminin est le genre marqué ; le masculin, le genre non marqué ; 2) l’extrême diversité des moyens employés pour désigner le féminin sur les décombres du latin. Certains n’hésitent pas à parler de « bricolage » linguistique…

Si l’on s’en tient à l’oral (n’oublions pas que l’oral précède l’écrit et que l’écrit, l’orthographe, tente de rendre compte de l’oral), on voit que la règle qui prétend que « le féminin se marque par l’ajout d’un e final », celle qu’on apprend à la petite école, ne correspond pas à la réalité. La réalité, c’est que le féminin s’obtient soit par l’ajout d’une consonne finale (masculin ɡʁɑ̃ vs féminin ɡʁɑ̃d), soit par la modification de la consonne finale avec éventuellement une modification vocalique (masculin vɑ̃dœʁ vs féminin vɑ̃døz), soit par lajout dun suffixe féminin (masculin diʁɛktœʁ vs féminin diʁɛktʁis), etc. Il suffit de se plonger dans le Bon Usage pour découvrir toute la complexité de la sémiologie du genre.

Simplicité du système grammaticale du genre

Si la sémiologie est complexe et variée, le système linguistique, dont elle a pour fonction de rendre compte, est simple. Pour GL, je l’ai dit plus haut, il se résume à un système binaire féminin (marqué) vs non-féminin (non marqué). Ce système minimaliste permet de répondre à tous les besoins de communication. L’auteur du pamphlet réfute l’idée (répandue, y compris dans Grevisse) que la forme masculine couvre deux genres, le masculin proprement dit et le neutre, genre sans sémiologie propre, confondue avec celle du masculin (les noms latins neutres sont pratiquement tous passés au masculin). Dans cette optique, il y aurait un système ternaire (masculin, féminin, neutre) exprimé par une sémiologie binaire (masculin, féminin, la forme masculine recouvrant les genres masculin et neutre). Peu importe le choix qu’on fait, dans les deux cas, c’est bien le féminin qui est le genre marqué ; le masculin, le genre non-marqué. En fait on n’a recours au genre féminin que dans le cas où la distinction de sexe est nécessaire pour la compréhension du message.

C’est pourquoi la « rédaction épicène » et l’« écriture inclusive » sont inutiles. Pire encore, par les difficultés qu’elles posent à la rédaction, par les acrobaties qu’elles imposent, par leurs répétitions mécaniques, lourdes, lassantes, par les ambiguïtés qu’elles créent, par la quasi-impossibilité de lire, que ce soit pour soi ou à voix haute, les textes ainsi rédigés, par les difficultés qu’elles présentent pour les personnes en situation de handicap visuel ou auditif, sans pouvoir in fine éviter totalement l’emploi du « masculin générique », elles sont un obstacle à la communication. Il est illusoire de vouloir remplacer un système linguistique qui a pris plusieurs siècles pour se constituer par une construction bancale imaginée "sur un coin de table" par des idéologues.

Quant à l’OQLF, il est souhaitable qu’il s’intéresse plus à la qualité de la langue, ce qui suppose qu’il abandonne la lexicographie dans sa version québécisante, ce qu’il pratique depuis des années, pour revenir à la terminologie française.

On a plaisir à lire Guy Laflèche, un esprit libre, rompu à l’analyse linguistique et grammaticale. Un polémiste certes, au style alerte, mais sans agressivité. Son ouvrage, par les thèses qu’il défend et la documentation qu’il fournit, deviendra un incontournable pour quiconque s’intéresse à la rencontre de la langue et de l’idéologie.

Référence : Guy Laflèche, L’Office québécois de la langue française et ses travailleuses du genre, Les Editions du Singulier, Laval, 2020, 222 p.

Mots-clés : critique ; pamphlet ; rédaction épicène ; écriture inclusive ; style bigenre ; travailleuse du genre ; Office québécois de la langue française ; OQLF ; Guy Laflèche auteur ; Les Editions du Singulier éditeur; Louis-Jean Calvet.