30 août 2020

Une critique de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive »

En ces temps de politiquement correct et, plus particulièrement, de linguistico-politiquement correct pour reprendre l’expression de Louis-Jean Calvet, il est réjouissant que quelqu’un, au Québec, ait le courage (car il en faut pour aller à contre-courant du discours dominant) de se lever et de dénoncer un véritable scandale. C’est ce qu’a fait Guy Laflèche, ancien professeur à l’Université de Montréal, spécialiste de grammaire et de littérature, dans un livre intitulé L’Office québécois de la langue française et ses travailleuses du genre (les éditions du Singulier, Laval, 2020).

Le livre de GL est une critique au vitriol de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive », de ses promoteurs, parmi lesquels l’Office québécois de la langue française, un certain nombre de collaboratrices de cet organisme, et un certain nombre de figures québécoises ou françaises (dont Marina Yaguello) de la mouvance ultra-féministe.

Un plan rigoureux

Le livre se déroule selon un plan rigoureux, support d’une argumentation solide. Il commence par une étude originale de la notion de polémique (en Introduction) et se termine par la critique de la « rédaction épicène » dans la revue montréalaise Palindrome (chapitre 6), en passant par un rappel historique des interventions du Gouvernement du Québec en matière de langue (statut et corpus) (chapitre 1), une description de l’enseignement de la grammaire du genre à la petite école (chapitre 2), des propositions pour un enseignement moderne de la grammaire du genre au collège (chapitre 3), une critique de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive » (chapitre 4) et une critique des positions de l’OQLF (qu’il s’agisse de choix terminologiques ou de la « rédaction épicène ») et de certaines de ses collaboratrices (chapitre 5).

Une documentation solide et précieuse

Parmi les qualités de cet ouvrage, il faut relever la documentation sur laquelle il s’appuie. Elle est considérable et présentée systématiquement à la fin de chaque chapitre sous la forme de « chrono-bibliographies » commentées. Quiconque voudrait s’intéresser à ce sujet trouverait là déjà fournie une bonne partie du travail de recherche.

Une revue historique et commentée des principales publications prônant la « rédaction épicène » fait aussi l’objet d’un long développement. Comme, par exemple, pour ne nommer que les Québécoises, le mémoire de maîtrise d’Hélène Dumais (1982), les chroniques de Céline Labrosse (1990), le Guide de Monique Biron (1991), pour une grammaire non-sexiste de Céline Labrosse (1996), le Guide de Louise Guénette et Pierrette Vachon-L’Heureux (2007).

Une définition rigoureuse de la notion de « polémique »

GL se présente comme un « polémiste professionnel ». Pour dépasser la circularité des définitions dictionnairiques du terme polémique, il propose la formule suivante : P = R (+ Pa (- R’)), qui illustre ce que c’est réellement, selon lui. Cette formule se lit comme ceci : la polémique (P) est une réplique (R) qui relève du pamphlet (Pa) sans permettre de réplique (R’). Il est fort probable de toute façon qu’il n’y aura pas de réplique à son pamphlet pour la simple raison que les défenseurs de ces théories ultra-féministes n’aiment pas le débat.

Un style décapant et varié

GL a raison de dire que la polémique n’est pas un genre littéraire, mais un style. Et son livre ne manque pas de style. Dans la pure tradition pamphlétaire, il se signale par des créations originales. Sous sa plume, la « rédaction épicène » devient plus correctement le « style bigenre », les ultra-féministes voulant imposer son usage, des « féministes de luxe », soulignant ainsi le fait que ces activistes ont abandonné les vrais (et difficiles) combats pour l’amélioration de la condition féminine pour s’attaquer à un faux problème. Très réussie aussi, l’expression « travailleuse du genre », véritable trouvaille fondée sur un double jeu de mots. Très spirituel encore, ce trait d’humour, lorsqu’il reconnaît un exploit à l’OQLF qui, après avoir (légitimement) condamné « pâte à dents », un calque de l’anglais, l’a réhabilité en 2016 au motif « qu’il s’intègre au système linguistique français ». L’Office serait donc le seul au monde à avoir réussi l’exploit de remettre, comme on dit en anglais, la « pâte à dents » dans le tube… (to get the toothpaste back into the tube…).

Mais son style n’est pas que polémique, il est aussi didactique, pédagogique, vivant, quand il s’agit d’expliquer l’enseignement de la grammaire du genre à la petite école et ce qu’il devrait être au collège (il fait comme s’il s’adressait à une classe de collégiens, interpellant à l’occasion quelque élève inattentive).

Style vivant et parfois intimiste quand il évoque la vie d’une famille ouvrière, la sienne, dans le Québec des années 60-70 ; le père obligé de travailler en anglais « à’ shop à bois » ; la mère écoutant les « lignes ouvertes » de Jean Duceppe, éveillant la fibre nationale des « Canadiens français » en passe de devenir des « Québécois », et les incitant à « bien parler » leur langue. C’est-à-dire à se libérer et des « Anglais » et des anglicismes... Là, selon lui, était le vrai combat. Cela pour montrer qu’en recommandant l’usage de la « rédaction épicène » (avis publié en 2015, révisé en 2018), l’OQLF s’est trompé d’objectif. Selon GL, celui-ci devrait être prioritairement un retour à une politique de lutte contre les anglicismes qui envahissent la langue française.

Un féministe déclaré

N’allez pas accuser GL de sexisme, de machisme. Bien au contraire, il se revendique féministe. Dès le début, il s’est déclaré partisan de la féminisation des noms de professions et de fonctions, sachant que les règles de la morphologie française permettaient de rendre justice aux femmes. Il ne se prive pas d’ailleurs de critiquer les Français, en particulier l’Académie française, qui s’est refusée (trop) longtemps à le reconnaître et à entériner la féminisation des noms de professions. Il se déclare haut et fort pour l’égalité complète entre les hommes et les femmes, que ce soit dans le domaine politique, économique ou sexuel. Mais pour lui le combat féministe, le vrai, est bien éloigné des élucubrations et des enfantillages des promoteurs de la « rédaction épicène ».

Une critique de l’ignorance et de l’idéologie

Evidemment, le plus important c’est la thèse que défend GL dans ce pamphlet. Elle se résume à deux mots : ignorance et idéologie. Les promoteurs de la « rédaction épicène » et de l’« écriture inclusive » sont des ignorants en matière de langue, mus uniquement par des raisons idéologiques. S’ils connaissaient le sens exact de l’adjectif épicène, ils ne prôneraient pas la rédaction « épicène », puisque cet adjectif qualifie un nom « qui désigne aussi bien le mâle que la femelle d’une espèce. Nom épicène masculin (ex. le rat). Nom épicène féminin (la souris) » (Le Petit Robert). On comprend que l’expression « style bigenre » est plus adéquate. Plus grave, ils connaissent mal le fonctionnement réel du système du genre grammatical en français. Critiquant le prétendu « sexisme » de la langue française, ils ignorent le caractère véritablement féministe de ce système. En s’attaquant à la langue, ils se trompent de cible. Certes, il est plus facile d’obtenir des victoires sur papier, comme cette recommandation de l’OQLF, que de réelles avancées touchant la condition féminine (égalité salariale, etc.).

Une réfutation des thèses favorables à la « rédaction épicène »

Dans le cours du livre, GL s’applique donc à réfuter systématiquement les arguments des partisans de la « rédaction épicène ». Non, la langue française n’est pas sexiste. La langue est neutre, même si le discours, lui, peut être sexiste, comme il peut être aussi antisexiste. Non, le règle « le masculin l’emporte sur le féminin » n’a jamais existé, du moins dans cette formulation. Après une étude exhaustive de tous les livres de grammaire, André Chervel a conclu que c’était « une règle inconnue des manuels ». Personne n’a jamais dit cela, « du moins avec la netteté qu’on suppose ». Non, il ne faut pas confondre, comme le font les ultra-féministes, le genre grammatical et le genre naturel ou sexe. GL montre que le niveau de connaissance et d’analyse des écrits « bigenres » ne dépasse pas celui de la petite école et de ses règles destinées aux enfants. « Il s’agit, écrit-il, d’une idéologisation de concepts linguistiques ou plutôt grammaticaux tels qu’ils sont perçus dans l’opinion populaire, à partir des "règles de grammaire" enseignées et apprises dans les petites classes de l’école » (p. 97).

Mais il ne suffit pas de critiquer, il faut proposer une autre analyse, rigoureuse cette fois. Faisant appel au précieux Bon Usage de Grevisse pour la description des faits et à la linguistique moderne pour leur interprétation, GL montre qu’en réalité le système du genre en français est un système binaire dans lequel le féminin est le genre marqué et le masculin, le genre non-marqué. Il résume ainsi en trois règles sa position : Règle n°1 : Les mots, les vocables ne sont pas marqués d’office en genre ; Règle n°2 : Il n’existe qu’une seule et unique marque de genre en français, et c’est le féminin ; Règle n°3 : La langue est un système très puissant qui sait utiliser de deux manières ce code binaire.

Complexité de la sémiologie du genre en français

Il faut dire que la sémiologie du genre en français est complexe et variée. Le Grevisse en porte témoignage. Cela s’explique par l’histoire de notre langue, qui se caractérise par la disparition d’un genre et de toutes les déclinaisons au cours du passage du latin (3 genres : masculin, féminin et neutre ; 6 cas) au français contemporain (2 genres : masculin et féminin ; zéro cas) avec une étape intermédiaire en ancien français (2 genres : masculin et féminin ; 2 cas : cas sujet et cas régime).

En latin, la désinence du nom indiquait son genre. Par exemple, les noms en -us étaient masculins ; ceux en -a, féminins ; ceux en -um, neutres. Cependant certains noms en -a, donc de déclinaison féminine, étaient de genre masculin. On rencontre le même phénomène en russe contemporain, dans lequel des mots comme мужчина (être humain de sexe masculin = homme), дедушка (grand-père), дядя (oncle) sont de déclinaison féminine, mais de genre masculin. Cela veut dire qu’ils se déclinent comme tous les autres féminins en -a (par exemple, comme женщина, être humain de sexe féminin = femme), mais s’accordent au masculin. Autrement dit, il faut distinguer sémiologie (forme) et genre.

En français contemporain, comme le rappelle à juste titre GL, c’est le genre féminin qui est marqué sémiologiquement. D’ailleurs, comme le note aussi GL, la marque du genre n’est pas universelle. Vous avez des noms, les véritables noms épicènes, comme architecte, camarade, journaliste, secrétaire, etc., qui ne portent pas de marque de genre en langue. Seul l’accord en discours indique s’il s’agit d’une personne de sexe masculin ou féminin. Dans ce cas, ce sont les déterminants qui sont porteurs du genre. D’autres mots, comme homme (du latin homo, hominem, masculin) ou femme (du latin femina, féminin) n’ont qu’un genre. Dans ce cas, c’est le radical qui est porteur du genre (on parle alors de genre lexical). La plupart des noms désignent le genre féminin par l’adjonction à la forme masculine soit d’un phonème, soit d’un suffixe. C’est là qu’on constate deux phénomènes : 1) le féminin est le genre marqué ; le masculin, le genre non marqué ; 2) l’extrême diversité des moyens employés pour désigner le féminin sur les décombres du latin. Certains n’hésitent pas à parler de « bricolage » linguistique…

Si l’on s’en tient à l’oral (n’oublions pas que l’oral précède l’écrit et que l’écrit, l’orthographe, tente de rendre compte de l’oral), on voit que la règle qui prétend que « le féminin se marque par l’ajout d’un e final », celle qu’on apprend à la petite école, ne correspond pas à la réalité. La réalité, c’est que le féminin s’obtient soit par l’ajout d’une consonne finale (masculin ɡʁɑ̃ vs féminin ɡʁɑ̃d), soit par la modification de la consonne finale avec éventuellement une modification vocalique (masculin vɑ̃dœʁ vs féminin vɑ̃døz), soit par lajout dun suffixe féminin (masculin diʁɛktœʁ vs féminin diʁɛktʁis), etc. Il suffit de se plonger dans le Bon Usage pour découvrir toute la complexité de la sémiologie du genre.

Simplicité du système grammaticale du genre

Si la sémiologie est complexe et variée, le système linguistique, dont elle a pour fonction de rendre compte, est simple. Pour GL, je l’ai dit plus haut, il se résume à un système binaire féminin (marqué) vs non-féminin (non marqué). Ce système minimaliste permet de répondre à tous les besoins de communication. L’auteur du pamphlet réfute l’idée (répandue, y compris dans Grevisse) que la forme masculine couvre deux genres, le masculin proprement dit et le neutre, genre sans sémiologie propre, confondue avec celle du masculin (les noms latins neutres sont pratiquement tous passés au masculin). Dans cette optique, il y aurait un système ternaire (masculin, féminin, neutre) exprimé par une sémiologie binaire (masculin, féminin, la forme masculine recouvrant les genres masculin et neutre). Peu importe le choix qu’on fait, dans les deux cas, c’est bien le féminin qui est le genre marqué ; le masculin, le genre non-marqué. En fait on n’a recours au genre féminin que dans le cas où la distinction de sexe est nécessaire pour la compréhension du message.

C’est pourquoi la « rédaction épicène » et l’« écriture inclusive » sont inutiles. Pire encore, par les difficultés qu’elles posent à la rédaction, par les acrobaties qu’elles imposent, par leurs répétitions mécaniques, lourdes, lassantes, par les ambiguïtés qu’elles créent, par la quasi-impossibilité de lire, que ce soit pour soi ou à voix haute, les textes ainsi rédigés, par les difficultés qu’elles présentent pour les personnes en situation de handicap visuel ou auditif, sans pouvoir in fine éviter totalement l’emploi du « masculin générique », elles sont un obstacle à la communication. Il est illusoire de vouloir remplacer un système linguistique qui a pris plusieurs siècles pour se constituer par une construction bancale imaginée "sur un coin de table" par des idéologues.

Quant à l’OQLF, il est souhaitable qu’il s’intéresse plus à la qualité de la langue, ce qui suppose qu’il abandonne la lexicographie dans sa version québécisante, ce qu’il pratique depuis des années, pour revenir à la terminologie française.

On a plaisir à lire Guy Laflèche, un esprit libre, rompu à l’analyse linguistique et grammaticale. Un polémiste certes, au style alerte, mais sans agressivité. Son ouvrage, par les thèses qu’il défend et la documentation qu’il fournit, deviendra un incontournable pour quiconque s’intéresse à la rencontre de la langue et de l’idéologie.

Référence : Guy Laflèche, L’Office québécois de la langue française et ses travailleuses du genre, Les Editions du Singulier, Laval, 2020, 222 p.

Mots-clés : critique ; pamphlet ; rédaction épicène ; écriture inclusive ; style bigenre ; travailleuse du genre ; Office québécois de la langue française ; OQLF ; Guy Laflèche auteur ; Les Editions du Singulier éditeur; Louis-Jean Calvet.

08 août 2020

La Poste envoie-t-elle des paquets ou des colis ?

La qualité du français de Postes Canada laisse souvent à désirer. Bilinguisme oblige, l’influence de l’anglais se fait souvent sentir et des nuances importantes du français lui échappent parfois. Ainsi sur l’étiquette de certains envois, on peut lire « Small Packet - Air/Petit Paquet - Avion ».
La ressemblance entre la forme de l’anglais packet et celle du français paquet est trompeuse. En fait les acceptions de ces deux mots ne se recouvrent pas exactement. Il existe une nuance en français que l’anglais ignore dans ce cas.
Les dictionnaires français définissent ainsi le terme paquet : « Objet enveloppé, attaché pour être transporté plus aisément ou pour être protégé. Expédition d’un paquet par la poste voir colis ». Quant au terme « colis », voici ce qu’on peut lire : « Objet, produit emballé, destiné à être expédié et remis à qqn. Envoyer, expédier un colis. Colis postal ». On voit que, dans ce contexte, le terme propre est colis, plus précis. L’étiquette de Postes Canada devrait donc se lire : « Small Packet - Air/Petit Colis - Avion ».

Mots-clés : Langue française au Canada, Qualité du français, Traduction, Postes Canada, packet, paquet, colis.

23 juin 2020

Doit-on dire « préposé aux bénéficiaires » ou « préposé aux soins » ?


A l’occasion de l’annonce par le gouvernement du Québec de l’augmentation du salaire de certains personnels des maisons de retraite, l’expression préposé aux bénéficiaires a refait surface dans l’actualité. Pourtant, dans une fiche datant de 2005, l’Office québécois de la langue française déconseillait ce terme. En fait, il le déconseillait… mais pour une mauvaise raison, je cite : « Bien que préposé aux bénéficiaires et préposée aux bénéficiaires soient d’un usage très fréquent au Québec, ces termes sont à éviter, puisqu’ils constituent des impropriétés. Il est en effet inapproprié d’appeler bénéficiaire la personne qui reçoit des services de santé : on l’appellera plutôt patient ou, de façon plus générale, usager ». Relevons au passage les maladresses de formulation de cette fiche de l’OQLF (constituer une impropriété, il est inapproprié d’appeler, recevoir des services de santé, usager…de services de santé…).
La bonne raison pour non seulement déconseiller, mais condamner l’expression préposé aux bénéficiaires réside dans le fait qu’une personne n’est pas préposée à quelqu’un mais à quelque chose. C’est donc une question de combinaison de termes, de syntaxe, et non de propriété, de sémantique. En effet, selon le Trésor de la langue française, on peut être préposé à une fonction, à un service, à une activité, à la garde de quelqu’un, etc. Autrement dit, à quelque chose et non à quelqu'un.
La fiche de 2005 donnait pourtant des pistes intéressantes. En fonction de leur formation ou de la description de leurs tâches, on peut appeler ces personnes soit des aides-soignants, soit des préposés aux soins (des résidents).

Mots-clés : préposé aux bénéficiaires, aide-soignant, préposé aux soins, Office québécois de la langue française.

28 janvier 2020

Devrait-on dire une auteure ou une autrice ?

Dans sa critique de l’article d’Anne-Marie Pilote et d’Arnaud Montreuil consacré à la forme autrice (Le Devoir du 23 janvier 2020), Céline Labrosse adopte un ton condescendant et péremptoire. Mais si l’on analyse son argumentation, on ne manque pas d’y observer plusieurs inexactitudes ou contradictions.
 
Ainsi elle prétend que le suffixe trice est « en voie d’obsolescence ». Elle le compare même au suffixe -esse (ou -eresse) qui, lui, serait devenu totalement obsolète. Certes, elle choisit les bons exemples pour sa défense. Les mots féminins en -esse ou -eresse sont de nos jours confinés aux titres nobiliaires (comtesse, princesse), religieux (abbesse, chanoinesse) ou aux désignations juridiques (défenderesse, demanderesse). Ce suffixe n’est plus productif, sauf dans la langue familière (cheffesse). Cela ne signifie pas que ces formes sont obsolètes. Elles s’emploient normalement dans les domaines précités. D’autres mots de la série sont très vivants comme, par exemple, contremaîtresse, hôtesse (d’accueil, de l’air, de caisse), maîtresse (d’école, de conférence), contremaîtresse. Au Québec, le terme mairesse sert couramment à désigner une femme exerçant les fonctions de maire (la mairesse de Montréal), autre preuve que ce suffixe n’est pas si obsolète que le prétend Céline Labrosse. Certes, ailleurs dans la Francophonie, on a préféré la forme épicène (la maire de Paris), forme qui s’inscrit dans la série des mots épicènes en -aire (un/une notaire, un/une secrétaire, etc.). Il ne faut donc pas confondre productivité et fréquence d’emploi.

Elle affirme même : « force est de constater la défection manifeste de ce suffixe [-trice] auprès des titulaires de titres ou fonctions plus récentes ». On se demande sur quelle étude se base cette affirmation. La productivité de ce suffixe s’observe non seulement dans la sphère des mots « ancrés de longue date » dans la langue (directrice, inspectrice, institutrice, etc.) - ce n'est pas une question de temps, mais de règle morphologique -, mais aussi dans de nombreux adjectifs substantivés (une novatrice, etc.) et dans des mots désignant des fonctions ou des professions auxquelles les femmes ont eu accès plus récemment. En voici quelques exemples : une amatrice (d’art), une apparitrice, une aviatrice, une compositrice, une conceptrice (de spectacle), une conductrice (de travaux), une conservatrice (de musée), une constructrice (de route), une dessinatrice (de bandes dessinées, de mode), une éditrice (de magazine), une enquêtrice (de police), une correctrice (d’épreuves), une décoratrice (d’intérieur, de théâtre), une exploratrice, une exportatrice (de produits agro-alimentaires), une factrice, une maricultrice, une modératrice (de communauté), une négociatrice (immobilière), une navigatrice, une observatrice (de l’ONU), une opératrice (de saisie), une préparatrice (de laboratoire), une productrice (de cinéma), une programmatrice (de spectacle), une promotrice (de vente), une réalisatrice (de cinéma), une rectrice (d’université), une rédactrice (en chef), une scrutatrice, une souscriptrice (de contrats), une supportrice, une utilisatrice, etc. L’Université Laval a eu autrefois une vice-recteure. De nos jours, elle a une rectrice. Un livre récent de Diane Ducret est intitulé La Dictatrice… Aurait-elle dû lui préférer La Dictateure ? Au total, ces formes « en voie d’obsolescence » et victimes de « défection manifeste » comptent pas moins de 700 unités.

Céline Labrosse condamne autrice au motif que cette forme n’a « jamais été popularisée [sic] dans le passé ». On peut dire exactement la même chose de la forme auteure. Mais cette règle ne semble pas s’appliquer à sa forme favorite… En effet la forme auteure n’a pas plus été « popularisée » dans le passé. Les formes relevées sont rares et ce sont toujours les mêmes qu’on cite.

Elles sont rares parce, contrairement à autrice, elles ne sont pas régulières morphologiquement. Elles s’expliquent par un transfert de la morphologie des adjectifs comparatifs (inférieure, supérieure, meilleure) sur la morphologie de noms de titres et de fonctions. Curieusement les partisan(e)s des formes en -eure ne semblent pas avoir remarqué que le suffixe -eur est aussi un suffixe féminin. On écrit bien une candeur, une faveur, une grandeur. C’est pour cela que certain(e)s écrivent une auteur ou une professeur. Personne n’aurait l’idée d’écrire une candeure, une faveure ou une grandeure

La forme autrice, quant à elle, dérive directement de latin auctrix. Elle est irréprochable du point de vue morphologique, ce qui n’est pas le cas de la forme auteure, encore moins de la forme chercheure. Chercheur et chercheuse entrent dans la série des noms d’agent dérivés d’un verbe transitif direct. Personne n’aurait l’idée de dire une vendeure, alors pourquoi dire une chercheure, sinon pour créer une hiérarchie ridicule entre les professions ?

En choisissant autrice ou chercheuse au lieu d’auteure ou de chercheure, les locuteurs et les locutrices (encore un mot en -trice !) décident d’observer la règle normale de la morphologie française plutôt qu’une règle créée de toutes pièces à des fins idéologiques. Céline Labrosse le reconnaît implicitement quand elle dit : « Les titres féminins ont pris ancrage au Québec dans les années 1970 par la base, à savoir les groupes communautaires, féministes et syndicaux, pour se répandre ensuite doucement à l’échelle de la société ». A ses yeux, ces groupes étaient légitimes, tandis que ceux ou celles qui prônent autrice ne le sont pas. On se demande pourquoi. Curieuse conception de la démocratie. La langue est un bien collectif. Elle n’appartient à personne, pas même aux « groupes communautaires ». Si tout le monde en est possesseur, personne n’en est propriétaire.

On ne peut qu’être d’accord avec elle quand elle affirme (assez curieusement) « le caractère foncièrement évolutoire [sic] de toutes les langues du monde ». Effectivement toutes les langues évoluent, mais elle dit cela pour condamner la forme autrice, sans se douter qu’on peut également l’appliquer à la forme auteure. D’ailleurs elle oublie le caractère « évolutoire » de la langue quand elle critique le plaidoyer des partisans d’autrice au motif qu’il reposerait « sur des considérations et doléances passéistes pourtant réglées depuis nombre d’années ». Dans la langue, rien n’est « réglé », rien n’acquis définitivement, tout peut changer, comme tout peut changer dans la société. Qui peut prédire qu’auteure ne sera pas supplantée un jour par autrice ?

Il est étonnant qu’une féministe s’insurge contre la montée en puissance d’une forme féminine comme autrice. Celle-ci répond mieux qu’auteure aux objectifs légitimes des femmes qui veulent que leur participation à la société soit pleinement reconnue. 

La forme auteure est critiquable grammaticalement. A l’oral, elle ne se distingue pas du masculin auteur. A l’écrit, il lui faut l’artifice d’un -e adventice pour se distinguer du masculin… 

La forme autrice, dérivée directement du latin auctrix, où elle formait un couple avec le masculin auctor, est grammaticalement irréprochable. Comme actrice (faudrait-il dire une acteure ?), elle entre dans une série de noms de titres, de fonctions, de professions et de qualités très ancienne, nombreuse et productive. Elle se distingue du masculin et à l’oral et à l’écrit. Mieux qu’auteure, elle répond donc au double objectif de visibilité et d’audibilité (C’est là certainement la cause de son succès actuel).

Cette attitude critique vis-à-vis d’autrice dénote le désir de certain(e)s non seulement de féminiser les noms de titres et de professions – ce avec quoi tout le monde (ou presque) est d’accord, d’autant plus que cette distinction est inscrite dans la langue –, mais encore de les féminiser à leur manière, à imposer à tout le monde leur conception de la féminisation. C’est une attitude idéologique profondément sectaire et antidémocratique.

PS1 Sur son blog (linguistiquement-correct.blogspot.com), Jacques Maurais s’est exprimé également sur le sujet.
PS2 Dans un article du Devoir publié le 10 février (après à ce billet), Michaël Lessard développe une argumentation similaire à la mienne : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/572583/langue-francaise-le-feminin-merite-t-il-d-etre-entendu

Mots-clés : langue française, féminisation, auteure, autrice, Céline Labrosse, Anne-Marie Pilote, Arnaud Montreuil.

24 janvier 2020

Observe-t-on une "défection" vis-à-vis du suffixe -trice ?

Dans Le Devoir du 23 janvier 2020, en réponse à Anne-Marie Pilote et à Arnaud Montreuil, Céline Labrosse critique la forme autrice et se fait la défenseuse de la forme auteure. Celle-ci aurait une sorte de droit acquis par rapport à celle-là. Dans sa défense, elle affirme : « La finale –trice ... est exemplifiée dans l’article susmentionné par des féminins ancrés de longue date. Or, force est de constater la défection manifeste de ce suffixe auprès des titulaires de titres ou fonctions plus récentes : appariteure, constructeure de décors, programmateure, promoteure, scrutateure, souscripteure, etc. » 
Une telle affirmation est inexacte. Au contraire, ce suffixe est très vivant, tout simplement parce qu’il observe une règle de base de la morphologie du français. Et il s’applique aussi bien à des formes nouvelles qu’aux formes « ancrées de longue date ». Ainsi on dit couramment : une accusatrice, une amatrice (d’art), une apparitrice, une aviatrice, une compositrice, une conceptrice (de spectacle), une consommatrice, une conductrice (de travaux), une constructrice (de routes), une correctrice (d’épreuves), une décoratrice (de théâtre), une directrice (d’école), une dessinatrice (de bandes dessinées), une éditrice (de magazine), une éducatrice, une enquêtrice (de police), une exploratrice, une exportatrice (de produits alimentaires), une lectrice (de français), une maricultrice, une modératrice (de communauté), une monitrice, une négociatrice (immobilière), une narratrice, une navigatrice, une novatrice, une observatrice (de l’ONU), une opératrice (de saisie), une préparatrice (de laboratoire), une programmatrice (de spectacle), une promotrice (de vente), une réalisatrice (de cinéma), une rectrice (d’université), une rédactrice (en chef), une scrutatrice, une sénatrice, une souscriptrice (de contrats), etc. Un livre récent de Diane Ducret est intitulé La Dictatrice… 
On a la preuve que le suffixe féminin -trice, loin d’être désuet, est au contraire très vivant et productif.

Mots-clés : langue française, féminisation, auteure, autrice, suffixe -trice, productivité, Céline Labrosse, Anne-Marie Pilote, Arnaud Montreuil.