En ces temps de grand froid, on
entend un peu partout toutes sortes de récriminations. Pourtant notre poète national Gilles
Vigneault n'a-t-il pas écrit : « Mon pays ce
n'est pas un pays, c'est l'hiver / Mon refrain ce n'est pas un refrain, c'est rafale / Ma maison ce
n'est pas ma maison, c'est froidure[1] » ? Ne dit-on pas que les Québécois aiment l'hiver ? Les
snowbirds, qui fuient vers la Floride, ne sont-ils pas considérés un peu comme des
déserteurs ? N'est-ce pas une sorte de devoir patriotique d'aimer l'hiver au
Québec ?
En
réalité, on observe chez nous deux attitudes opposées vis-à-vis de
cette saison, et parfois chez la même personne, une attitude positive et une
attitude négative. Deux chansons de Robert Charlebois illustrent bien cette
opposition et / ou cette ambivalence entre l’hiver-amour :
« Je reviendrai à
Montréal / J’ai besoin de revoir l’hiver / Et
ses aurores boréales / J’ai besoin de cette lumière / Descendue droit du
Labrador / J’ai besoin de sentir le froid / Mourir au fond de chaque pierre /
Je reviendrai à Montréal / Me marier avec l’hiver[2] »,
et l’hiver-détestation :
« Demain l’hiver je m’en fous / Je m’en vais dans le
sud au soleil / Je vous laisse mon "scraper" et ma pelle de bois /
Pour vous rendre à la rue / Je vous laisse les pieds gelés dans la "slotch"[3] ».
On pourrait croire que nous avons créé de nouveaux mots ou de nouvelles acceptions pour parler de cette
saison si particulière. D'ailleurs c'est une croyance assez répandue que les mots
ont changé de sens en franchissant l'Atlantique. Ainsi l'essayiste Henri
Bélanger n'a pas hésité à dire : « Au
Canada, les mots froid, hiver, fleuve […], ont tout de suite eu à recouvrir une
autre réalité, et ont donc correspondu en nous à une valeur symbolique différente[4] ».
Plus récemment, la journaliste Huguette
O'Neil a affirmé : « Les Québécois ont
construit sur une base syntaxique et grammaticale française un parler qui leur
est propre, imagé et coloré et dont la qualité première est d'être utilitaire.
Cette langue sert à exprimer des sentiments. Par exemple, nous savons que les
Français ont froid et que les Québécois ont frette. Non seulement une
connotation, mais un mot différent pour décrire plus justement notre climat
hivernal ». (Huguette O’Neil, La Presse, 6 avril 1994).
Pour poétiques qu'elles soient, ces deux citations sont empreintes de subjectivité et d'idéologie. Qu'en est-il dans les faits ? Eh bien, nous ne sommes pas très originaux, du point de vue linguistique, lorsqu’il s’agit de qualifier la
notion de « froid », comme le montre une comparaison de la presse
francophone canadienne (PFC) et de la presse francophone européenne (PFE). Des deux côtés de
l'Atlantique, ce sont les mêmes syntagmes qu'on emploie comme le montre le
tableau suivant :
Presse
francophone canadienne
|
Presse
francophone européenne
|
||||
expression
|
pourcentage
|
expression
|
pourcentage
|
||
1
|
froid
sibérien
|
31
%
|
1
|
froid
glacial
|
48
%
|
2
|
froid
glacial
|
26
%
|
2
|
froid
polaire
|
21
%
|
3
|
froid
mordant
|
15
%
|
3
|
froid
de canard
|
13
%
|
4
|
froid
de canard
|
12
%
|
4
|
froid
sibérien
|
10
%
|
5
|
froid
polaire
|
10
%
|
5
|
froid
mordant
|
5
%
|
6
|
froid
arctique
|
2
%
|
6
|
froid
de loup
|
0,7
%
|
7
|
froid
québécois
|
1,5
%
|
7
|
froid
canadien
|
0,2
%
|
8
|
froid
de loup
|
0,6
%
|
8
|
froid
québécois
|
0,06
%
|
9
|
froid
canadien
|
0,5
%
|
9
|
froid
arctique
|
0,02
%
|
Fréquence relative des syntagmes qualifiant le froid dans les presses francophones canadienne et européenne.
Dans
la PFC, les cinq syntagmes les plus fréquents pour caractériser le froid (dans
l'ordre : froid sibérien, froid
glacial, froid mordant, froid de canard et froid polaire) sont les mêmes que
ceux utilisés dans la PFE. La seule différence tient à la fréquence
d’emploi : le syntagme froid
sibérien arrive en première position dans la PFC, en quatrième seulement
dans la PFE. Le syntagme froid glacial
arrive en première position dans la PFE, en deuxième position dans la PFC. Il
est curieux de noter que les expressions froid
québécois et froid canadien sont
quasi inexistantes et que, pour désigner un phénomène si « typiquement
québécois », si important pour notre identité, nous faisons appel à une
contrée étrangère, la Sibérie… En effet, le terme le plus courant dans la PFC pour
exprimer un froid très rigoureux est froid
sibérien… On aurait aussi pu s’attendre que l’expression froid de loup supplante froid de canard, or c’est le contraire
qui se produit. Les expressions « typiquement québécoises », citées
par les glossaires (froid à fendre les
chiens / les bûches / les pierres, à péter les clous, froid noir), n’apparaissent
pratiquement pas dans la PFC.
Finalement,
le trait le plus original du parler québécois pour désigner le froid est
l’emploi de terme frette : « I
fait pas froid, i fait frette ! », comme le montrent les exemples
suivants :
« Le
froid, on endure. Le "frette", non. Le froid met la grippe à la mode,
remplit les urgences. Les virus ne survivent pas au "frette". Le
froid nous fait rêver de partir une semaine dans le sud. Le "frette"
nous fait vendre un rein pour se payer ledit voyage. Le froid donne de l'espoir
aux gamins qui rêvent de ne pas avoir d'école. Le "frette" règle le
problème parce que l'autobus part pas » (Denis Gravel, Le Journal de Québec, 28 janvier 2013).
« Tout
Québécois connaît la différence entre le froid et le frette. Le second est le
produit du premier multiplié par le facteur éolien additionné à la haine de
l'hiver à la puissance mille. Dire "Y va faire frette" annonce une
catastrophe réfrigérante de première grandeur qui, comme une bonne tempête de
neige, vide les rues et fait bondir l'auditoire de la chaîne MétéoMédia »
(Mario Roy, La Presse, 14 janvier 2009).
« Dans
mon jeune temps, racontait un vieux cultivateur, même ben encabané pour
l'hiver, on n'avait pas toujours les pieds sur la bavette du poêle. Quand les
clous de la maison pétaient, c'était du vrai temps frette. Les vitres
devenaient toutes givrées. Pis on entendait le crissement des lisses des
sleighs sur la neige gelée et le cheval avait tous les poils du museau en
frimas. Ça c'était ben plus frette que du temps froid ! »
(Raymond
Loranger, Le Nouvelliste, 25
septembre 2005).
Nous sommes donc en présence d'un exemple d'interprétation subjective. En réalité, en hiver, les Québécois ont froid, comme les Français et les autres
francophones. D'ailleurs, nous n'avons pas inventé le terme frette. C'est un héritage du passé. Ce que nous avons inventé, c'est l'emploi de cet adjectif, aujourd'hui archaïque et dialectal. Il joue ici le rôle d'un superlatif de l'adjectif standard froid. Lorsque nous l'employons, il s’agit d’un jeu sur la diglossie (voir mes billets de décembre 2012) français standard froid / français dialectal frette, dont l’usage au Québec même est limité à la langue familière.
En
effet, le terme frette n’est pas près
d’être adopté par le Service météorologique du Canada…
[1] Gilles Vigneault, Mon
pays.
[2] Robert Charlebois et Daniel Thibon, Je reviendrai à Montréal.
[3] Robert Charlebois, Demain l’hiver.
[4] Henri Bélanger, Place
à l'homme. Éloge du français québécois, HMH, Montréal, 1972, p. 84.
Mots clés : français du Québec; français d'Europe; idéologie linguistique; idées reçues; termes désignant le froid; froid; frette.
Mots clés : français du Québec; français d'Europe; idéologie linguistique; idées reçues; termes désignant le froid; froid; frette.
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