17 décembre 2012

Alain Rey et le Dictionnaire québécois-français.

Parfois, quand on lit la critique d’un livre, on se demande si l’auteur de la critique a réellement lu l’ouvrage en question. Ou, s’il l’a lu, s’il l’a vraiment compris. Cette réflexion m’est venue à la lecture du passage consacré par Alain Rey, le rédacteur en chef des éditions Le Robert, dans son Dictionnaire amoureux des dictionnaires (Plon, Paris, 2011, p. 804) à mon Dictionnaire québécois-français (par la suite DQF).

Je cite : « Une initiative d’esprit tout différent [différent de celui du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, publié par les éditions Le Robert en 1992], le Dictionnaire québécois-français de Lionel Meney (1999), avec la louable intention de faire "mieux se comprendre" entre eux les francophones. Cet ouvrage important, bien référencé, réunit des sources préexistantes; sa présentation de dictionnaire "bilingue", cependant, est infiniment trop brutale et tranchée pour décrire un continuum d’usages. Cet énorme travail est fondé sur une hypothèse dangereuse : il y a deux langues, le québécois et le français de France, et on doit les traduire en sens unique, la première par la seconde. Destiné aux francophones non québécois, cet ouvrage n’eut d’écho qu’au Québec, ce qui souligne l’ambiguïté du propos. »

Relevons d’abord, sous les critiques, trois ou quatre points positifs. Selon Alain Rey, l’esprit qui a présidé à la rédaction du DQF part d’« une louable intention » (cela n’a pas été l’opinion de certains des détracteurs du dictionnaire qui y ont vu ni plus ni moins… qu’une machine de guerre de l’impérialisme culturel français); le dictionnaire lui-même est un « ouvrage important », « bien référencé », qui représente un « énorme travail ». Dont acte. Cependant le paragraphe accumule aussi quatre ou cinq affirmations totalement infondées.

1. La notion de « continuum d’usages ». 

Qu’est-ce qu’Alain Rey entend par là ? Fait-il allusion à la notion de « continuum » utilisée en dialectologie, c’est-à-dire une notion spatiale ? Il est évident qu’elle ne s’applique pas au cas qui nous occupe. Il n’y a pas de transition spatiale graduelle et quasi insensible entre une aire géographique appelée « France » et une aire appelée « Québec », avec des isoglosses, des aires intermédiaires…

La vérité est qu’il y a 1) un français commun partagé par les Québécois et les Français, 2) un français québécois, que les Français et les autres francophones ignorent ou n’emploient pas, 3) un français de France ou de partout ailleurs dans la Francophonie, que les Québécois ignorent ou n’emploient pas. Au résultat, deux systèmes parallèles, dont l’un est le produit de la situation géopolitique et de l’histoire du Québec.

Si continuum il y a, il se trouve dans le cerveau des locuteurs québécois, qui font appel alternativement, selon leurs besoins de communication, à l’un ou à l’autre de ces deux systèmes. C’est ce qu’on appelle une situation de diglossie.

Alain Rey ne dit pas comment on devrait décrire lexicographiquement ces faits de langue d’une manière moins « brutale et tranchée » qu’au moyen de listes parallèles de termes qui se correspondent d’un système à l’autre, comme dans tout dictionnaire bilingue ou bidialectal.  Il ne dit pas non plus si l’introduction de bobettes, gougounes ou sloche dans le Petit Robert respecte le fameux continuum linguistique auquel il a l’air de tant tenir.

2. Un dictionnaire qui serait « fondé sur une hypothèse dangereuse : deux langues, le québécois et le français de France ».

Je me demande où Alain Rey a pu trouver cette idée dans le DQF. Il ne semble pas avoir lu ma préface dans laquelle je dis très clairement : « Il faut dire au départ que le québécois n’est pas une langue à part […]. Il partage avec [le français] son système phonologique (à une exception près), l’essentiel de son système morphologique, de sa syntaxe et de son vocabulaire. En fait il se distingue du français standard principalement par sa prononciation et une partie (certes importante) de son vocabulaire et de sa phraséologie. » (Présentation, p. V et VI). Je ne vois pas qui pourrait dire le contraire de ce que j’affirme ici.

Il n’est donc pas question de deux langues différentes, mais de deux variétés d’une même langue ou, en termes linguistiques, de deux dialectes. Je me suis déjà longuement expliqué là-dessus dans Polémique à propos du Dictionnaire québécois-français (Guérin, Montréal, 2002).

3. « On doit les traduire en sens unique, du québécois au français de France. »

Même question. Où Alain Rey a bien pu trouver, dans le DQF, cette idée absurde, caricaturale ? Cela ressemble fort à une idée inspirée par le réseau endogéniste québécois qui l’entoure. Il aurait intérêt à élargir son horizon québécois et à se renseigner auprès d’autres sources. Cela lui éviterait de faire des erreurs comme celle qu’il fit avec le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui.

Manifestement, il n’en a pas encore tiré les conclusions qui s’imposent sur la vraie nature (diglossique) du marché linguistique d’ici, la sensibilité linguistique des Québécois, leurs aspirations et leurs besoins en matière de dictionnaires. Pourtant il a un bon indicateur à sa disposition. Il sait à combien d’exemplaires se vend, chaque année au Québec, Le Petit Robert « made in Paris » et à combien d’exemplaires s’est vendu le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui « fait au Québec ».

Faut-il répéter que, le fait de rédiger un dictionnaire bilingue ou bidialectal avec, au départ, une langue L1 ou une variété de langue V1L et, à l’arrivée, une langue L2 ou une variété de langue V2L, ne signifie pas que l’auteur entend privilégier L2 ou V2L de préférence à L1 ou à V1L ? Le Robert & Collins, que je sache, ne suppose pas que la maison Robert demande aux Anglais de parler français, dans la première partie de l’ouvrage, et aux Français, de parler anglais, dans la seconde partie…

Par ailleurs, le français de France étant ma langue maternelle, j’ai rédigé un dictionnaire bidialectal français du Québec-français de France. En traduction, chacun sait qu’on travaille vers sa langue maternelle. Rien n’empêche un locuteur natif du français québécois de rédiger un dictionnaire bidialectal français de France-français du Québec. Si quelqu’un veut s’y mettre, j’encourage fortement une telle initiative.

Le DQF s’inscrit dans une tradition qu’Alain Rey ne semble pas connaître, celle des dictionnaires bidialectaux, bien présents dans le monde anglophone et hispanophone.

Pour le monde anglophone, citons :

Звядадзе, Гиви, Сопоставительный словарь современного американского и британского языка, Тбилиси, Тбилисский Государственный Университет, 1972 (nouvelle édition sous le titre Dictionary of Contemporary American English Contrasted with British English, Arnold-Heinemann, 1983).

Une remarque en passant, le russe сопоставильный est très parlant, qui correspond étymologiquement à quelque chose comme « juxta-posé ».

Pour le monde hispanophone, citons les excellents Diccionarios Contrastivos del Español de América (DCEA) :

- Diccionario del español de Argentina : español de Argentina-español de España, sous la direction de Günther Haensch et de Reinhold Werner.

- Diccionario del español de Cuba : español de Cuba-español de España, sous la direction de Gisela Cardenas Molina, Antonio Maria Trista Perez et Reinhold Werner.

- Diccionario del español de Bolivia : español de Bolivia-español de España, sous la direction de Carlos Coello Vila et Reinhold Werner.

- Diccionario del español de Ecuador : español de Ecuador-español de España, sous la direction de Fernando Miño-Garcés et Reinhold Werner.

Seconde remarque en passant, il est intéressant de constater que cette série de dictionnaires bidialectaux espagnols a été dirigée par des Allemands, dont on connaît la solide tradition philologique et dictionnairique, et qui ont l’expérience, dans leur propre pays, de situations de diglossie.

4. Un « ouvrage destiné aux francophones non québécois ».

Encore une fois où Alain Rey a-t-il trouvé cette idée ? Certainement pas dans le DQF en tout cas. S’il avait lu ma préface, voici ce qu’il y aurait trouvé : « En rédigeant ce DQF, notre objectif a été de fournir aux Québécois, aux Français et à tous les francophones intéressés, une étude : "différentielle" […] en juxtaposant les différences entre les deux variétés de langue. » (p. V).

Le DQF s’adresse aux Québécois et aux non-Québécois, en fait à tous les francophones intéressés. Les Québécois y trouvent l’équivalent de leurs termes en français de France, qui correspond le plus souvent au français international. Les non-Québécois y trouvent le sens des nombreux termes québécois qu’ils ne connaissent pas et/ou ne comprennent pas.

5. Un ouvrage qui « n’eut d’écho qu’au Québec ».

Commercialement, c’est exact. Pour la bonne raison que le marché pour ce genre d’ouvrage est au Québec et pas ailleurs. La notoriété du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui publié par la maison Robert sous la houlette d’Alain Rey a-t-elle dépassé les frontières du Québec ? Plus de 13 ans après sa parution, le DQF est encore en librairie et se vend encore. Pourquoi les éditions Le Robert ont-elles retiré le Dictionnaire québécois d'aujourd'hui de la vente ?

En revanche si l’on considère l'écho que le DQF a eu dans le monde de la recherche, on ne peut que constater qu'il a été considérable non seulement au Québec, mais en Amérique du Nord et en Europe, comme l'atteste le nombre de recensions dont il a fait l'objet (voir dans ce blog, Le Dictionnaire québécois-français - Réception, https://www.blogger.com/u/3/blog/post/edit/7197868902019010812/3898478159864519324). De plus, dans le domaine des études québécoises, il est devenu un incontournable au Québec et à l'étranger. C'est encore le seul ouvrage qui traite très largement le vocabulaire spécifique des écrivains et des auteurs-compositeurs québécois comme Michel Tremblay, Réjean Ducharme ou Richard Desjardins.

En conclusion, il est décevant qu’Alain Rey n’ait pas compris la vraie nature du DQF, qui n’est pas un dictionnaire bilingue, mais un dictionnaire bidialectal, qui n’est pas un dictionnaire privilégiant le français de France plutôt que celui du Québec, mais fournit à ses lecteurs, Québécois ou non-Québécois, les moyens de mieux connaître les différences entre ces deux dialectes. On peut même se demander si c'est vraiment lui qui a écrit, totalement ou partiellement, cette recension, tant on y sent les critiques récurrentes des endogénistes québécois.

Un jour viendra où le monde francophone, à l’image du monde hispanophone, éprouvera le besoin de rédiger d’autres dictionnaires de ce genre.

Mots-clés : dictionnaires, dictionnaires bidialectaux, différentiels, contrastifs, comparatifs, français du Québec, français de France, Dictionnaire québécois-français, Lionel Meney, Dictionnaire amoureux des dictionnaires, Plon, 2011, Alain Rey.

 

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