Bonnes feuilles de Main
basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec (Liber, Montréal, 2010, chap.
VI).
Une des caractéristiques du
paysage linguistique québécois est sa situation de bilinguisme
anglais-français : bilinguisme institutionnel et bilinguisme individuel.
Ces bilinguismes institutionnel et individuel ont exercé et exercent encore une
grande influence sur la langue française parlée et écrite au Québec […].
Contrairement à la Belgique, où la
langue française a été longtemps la langue dominante, au Canada, le français a
été la langue dominée pendant au moins deux siècles (1760-1960), ce qui
explique le fait que le français canadien a plus emprunté à l’anglais que
l’anglais canadien au français. De plus, les conditions du contact entre le
français et l’anglais au Canada ont été particulières. Avec la cession de la
Nouvelle-France à l’Angleterre, les Canadiens de l’époque se sont retrouvés
subitement confrontés à une nouvelle langue, l’anglais, que bien peu d’entre
eux connaissaient. On peut même supposer qu’au début, plus d’administrateurs et
d’officiers anglais connaissaient le français que de Canadiens, l’anglais […].
Ce contact entre deux langues,
dans un rapport de force déséquilibré entre une langue dominante (l’anglais) et
une langue dominée (le français), est à l’origine de phénomènes
d'« interférences ». Les recherches en « analyse
contrastive » menées, dans les années 1940-1960 […], auxquelles ont succédé
les recherches en « analyse des erreurs » menées, dans les années
1970-1980, […] permettent de comprendre comment, au Canada français, avec le
temps, a pu se former une « langue intermédiaire » (ou
« interlangue ») entre le français et l’anglais. La notion
d’« interlangue » désigne la langue que se crée l’apprenant d’une
langue seconde, une langue intermédiaire entre sa langue maternelle (langue de
départ ou L1) et la langue qu’il apprend (langue d’arrivée ou L2).
L’analyse contrastive a exploré
l’idée selon laquelle les locuteurs ont tendance à transférer les formes, les sens et les
distributions de leur langue maternelle dans la langue étrangère qu’ils
étudient ou qu’ils pratiquent. Frei, dans sa Grammaire des fautes1, et plus tard,
Corder, avec l’analyse des erreurs, ont montré la caractère non aléatoire et
non arbitraire, mais au contraire systématique, des « fautes » ou
« erreurs » de langue, le premier en langue maternelle, le second en
langue seconde.
L’analyse des erreurs a dégagé les
opérations à la base de ce phénomène, dont plusieurs nous intéressent, car on
les retrouve à l’origine de plusieurs interférences observables dans le
français canadien : 1) le « transfert » de formes ou de sens de
L1 en L2; 2) les « généralisations » abusives; 3) les « simplifications »
abusives; 4) la « fossilisation » de certaines formes. L’analyse des
erreurs a aussi montré qu’une interlangue peut être parlée non seulement par un
petit groupe de personnes, mais qu’elle peut devenir un phénomène de masse.
Les anglophones ont eu tendance
à exporter dans leur français des structures, des termes, des sens et des
distributions propres à l’anglais; les francophones, à importer les mêmes
éléments dans leur français. Il s’est développé une tendance à traduire
l’anglais à partir de ce qui lui ressemble le plus en français, en attribuant,
en français, à des termes sémiologiquement proches des sens nouveaux, anglais. Ces structures, ces formes et
ces sens nouveaux se sont « fossilisés », c’est-à-dire qu’ils sont
devenus des formes de langue, des formes de cette nouvelle langue, en quelque
sorte légitimées par l’usage. Cette habitude de la traduction littérale,
servile, est devenue comme un réflexe.
Parmi les phénomènes
d’interférence les plus courants en français québécois, mentionnons :
- le transfert en français de la prononciation à l’anglaise de certains termes d’origine anglaise (Washington, marketing, etc.);
- le transfert en français de la prononciation à l’anglaise de certains termes étrangers d’origine autre qu’anglaise (Alzheimer, bunker, etc.);
- le transfert en français de la structure interne de certains termes anglais, comme adapter, qui a donné adapteur, au lieu d’adaptateur; shopping, qui a donné magasinage, au lieu de courses;
- la généralisation de l’emploi de certaines prépositions comme à ou de, comme mode de composition dans des termes composés comme hand cream, qui a donné crème à main, au lieu de crème pour les mains ou boyfriend, qui a donné ami de garçon, au lieu de petit ami, etc. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un simple transfert, mais d’une création et d’une fossilisation originale pour répondre à un problème d’équivalence morphologique;
- le transfert et la généralisation de l’emploi de certaines prépositions introduisant des syntagmes nominaux comme sous, sur, etc.; par ex. on the plane, qui a donné sur l’avion, etc.
- le transfert et la généralisation de certaines cooccurrences comme to meet objectives, qui a donné rencontrer des objectifs, au lieu d’atteindre des objectifs, etc.
- le transfert et la généralisation du sens d’un terme anglais sur un terme français sémiologiquement semblable (anglais carton, qui a donné carton, au lieu de cartouche de cigarettes, etc.) ou ressemblant (regular, qui a donné régulier, au lieu d’ordinaire; joint, conjoint, au lieu de commun);
- la traduction littérale de certains termes simples par le terme français senti le plus proche, mais aussi, souvent, le plus général (anglais stop, qui a donné arrêt);
- la traduction littérale de certains termes composés, en calquant la forme française sur la forme anglaise (tax payer, qui a donné payeur de taxes, au lieu de contribuable; to talk through one’s hat, qui a donné parler à travers son chapeau, au lieu de parler à tort et à travers);
- l’emprunt d’un terme anglais lorsque l’équivalent français n’est pas connu du locuteur (beaucoup d’emprunts à l’anglais s’expliquent par l’ignorance du terme français correspondant) ou n’existe pas. Par exemple, dans le domaine de l'automobile.
- le phénomène inverse de l’hypercorrection pour éviter une forme sentie comme un anglicisme (par exemple, dire au cours des quarante-huit dernières heures, au lieu d'au cours des dernières quarante-huit heures; cour arrière au lieu d'arrière-cour (angl. back yard).
Tous ces procédés expliquent la
création de milliers de structures, de formes et de sens nouveaux. Ajoutées à
d'autres apports, ces formes ont constitué une véritable interlangue, entre
l'anglais et le français, qui n'est ni l'anglais ni le français (tel qu'on le
décrit dans les grammaires et les dictionnaires et qu'on le parle et l'écrit
généralement dans le reste de la francophonie), mais qui est plus proche
cependant du français que de l'anglais. En fait, ce système linguistique est
une variété de français. C'est pourquoi je propose de l'appeler le
« franbécois ».
[1] Henri Frei, La
Grammaire des fautes, Librairie Paul Geuthner, Paris-Librairie Kundig, Genève, 1929.
Mots-clés :
sociolinguistique, bilinguisme, diglossie, interlangue, français québécois,
franbécois, French Language, Quebec French, diglossia, interlanguage.
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