24 décembre 2012

Diglossie (2) : le cas du Québec.

Bonnes feuilles de Main basse sur la langue. Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec (Liber, Montréal, 2010, chap. VI). 

Voyons dans quelle mesure ces critères [voir billet précédent] peuvent s’appliquer à la situation du Québec.

Critère 1 : Il existe effectivement au Québec deux variétés de français, une « variété basse  » (le français québécois vernaculaire) et une « variété haute » (le français standard international). L’emploi de ces deux variétés est réglé. Chacune remplit une ou plusieurs fonctions.

Ainsi, le français québécois vernaculaire est utilisé dans la communication orale familière (dans la famille, le voisinage, les groupes d’amis, etc.) et dans la communication orale et écrite de l'art et du divertissement, qui désirent rendre compte de la vie populaire par la langue populaire (talk-shows, feuilletons télévisés, certains messages publicitaires, littérature populaire, textes de certaines chansons, textes humoristiques, etc.).

Le français standard international se retrouve plus particulièrement dans la communication orale soutenue (discours officiels, religieux, politiques, etc.), la communication écrite officielle (rédaction des lois, des jugements, de rapports, etc.) ou commerciale (communication des entreprises avec leurs clients), dans la rédaction de textes littéraires, d’essais, dans les publications scientifiques, etc.

La confusion des domaines, en particulier l’emploi du vernaculaire dans des situations de communication publique professionnelles (langue des journalistes, etc.) ou solennelles (langue des animateurs de gala, etc.), est sanctionnée socialement comme le montrent les nombreuses réactions, souvent virulentes, à la langue des animateurs de radio, de télé, de soirées, etc. dans la presse.

Critère 2. Même si une partie des locuteurs, dont des linguistes et des créateurs, défend vigoureusement l’emploi du vernaculaire, la majorité des gens considère que la variété locale est moins prestigieuse que la variété internationale. Les nombreuses lettres aux journaux, portant sur la « qualité de la langue », vont très majoritairement dans ce sens. La qualité du vernaculaire est en général jugée sévèrement par les gens qui s’expriment sur ce sujet et le jugement (jugement de valeur) selon lequel cette variété de langue est « moins bonne » que le français standard est fortement intériorisé par la majorité des gens. Dans les grands événements publics, c’est le français standard qui est employé. Dans les communications internationales avec d’autres pays francophones, c’est également le cas.

Critère 3. Jusqu’à la Révolution tranquille, le patrimoine littéraire des Québécois était pratiquement le même que celui des Français, autrement dit les Québécois instruits considéraient que la littérature française faisait partie de leur patrimoine. Avec la constitution d’un patrimoine littéraire québécois (pièces de théâtre, romans, poésie, chansons), une partie de ce patrimoine est écrite en vernaculaire (les pièces de Michel Tremblay, les romans de Victor-Lévy Beaulieu, les poésies de Gérald Godin, les chansons de Plume Latraverse, etc.), mais une autre partie est écrite en français standard (la littérature qui ne décrit pas les milieux populaires, une partie importante des romans, comme ceux d'Anne Hébert, de la poésie, comme celle de Nelligan, et de la chanson, les essais en sciences humaines et en sciences sociales, etc.).

D’ailleurs, les mêmes auteurs, comme Michel Tremblay, Luc Plamondon ou Richard Desjardins, peuvent écrire en vernaculaire ou en français standard, selon le sujet traité, leur visée artistique. De plus, en littérature, il faut distinguer la voix de l’auteur de celle des personnages. Dans la littérature québécoise, la voix de l’auteur s’exprime généralement en français standard, alors que celle de ses personnages, pour des raisons de réalisme artistique évidentes, s’exprime surtout en vernaculaire, mais en vernaculaire plus ou moins marqué selon les caractéristiques sociales des personnages mis en scène (populations rurales, classes populaires urbaines, bourgeoisie, intelligentsia, etc.). Les humoristes utilisent presque uniquement le français québécois vernaculaire, ce qui permet à la fois d'établir un lien de connivence avec le public, mais aussi de se moquer de certains personnages populaires caricaturaux (comme chez Yvon Deschamps).

Critère 4. Le vernaculaire québécois est appris dans l’enfance, dans le milieu familial; le français standard s’apprend normalement à l’école. Un des thèmes essentiels des débats récurrents sur l'enseignement du français consiste à savoir si l'école québécoise s’acquitte correctement de sa tâche d’enseigner la langue standard. Dans ces discussions, le problème de la définition même du standard qu'on devrait enseigner (« français standard d'ici » ou français standard international) est toujours inscrit en filigrane.

Critère 5. Le vernaculaire québécois n’est pas standardisé. Il n’existe ni grammaire, ni dictionnaire du vernaculaire (seulement des glossaires, souvent partiels et peu fiables). Son orthographe n’est pas standardisée. Les partisans du français standard québécois ont fait plusieurs tentatives de description de la variété de langue qu'ils entendent promouvoir, mais elles ont été très mal accueillies par le public. 

Critère 6. La situation de diglossie au Québec existe depuis environ deux siècles. On peut considérer que, depuis la Révolution tranquille, le vernaculaire a gagné du terrain, dans la communication publique (émissions de libre antenne à la radio, talk-shows et feuilletons à la télévision), dans la littérature (théâtre, roman, poésie), dans la chanson et la publicité. Mais le français standard a fait parallèlement des progrès très importants dans l’enseignement, les médias, la publicité, les milieux de travail, les publications, etc. Une répartition des fonctions s'est opérée entre les deux variétés de langue. La variété « haute », le français standard, est la norme de l'élite instruite d'un autre pays, qui se trouve être l'ancienne métropole. Un débat sur la norme oppose les partisans d'une norme locale à ceux de la norme internationale suivie par l'élite en France et dans le reste du monde francophone.

Critère 7. La grammaire du vernaculaire québécois est plus simple (par exemple, généralisation de l'emploi de certains termes de relation comme que, qu'est-ce que, est-ce que, simplification des accords, de l'emploi des modes, de la concordance des temps, etc.) que celle du français standard. Elle correspond à peu près à celle du français populaire.

Critère 8. Le vocabulaire du vernaculaire québécois est en grande partie commun avec le français standard (en particulier les mots fondamentaux), mais il est plus limité. Pour des sphères entières de l'activité humaine le vernaculaire n'a pas de termes propres. Pour paraphraser Jacques Ferron, ce n'est pas une « langue complète», ou, pour paraphraser Karim Larose, ce n'est qu'une « demi-langue ». En revanche, une partie du vocabulaire du vernaculaire québécois (dont de nombreux anglicismes) n’existe pas en français standard, ce qui permet souvent à certains d'affirmer que le vernaculaire est plus « riche » que le français standard.

Critère 9. Les systèmes phonologiques du français québécois vernaculaire et du français standard sont pratiquement identiques. Le français québécois a conservé des distinctions qui se sont perdues, ou sont en voie de se perdre, en français standard. Les systèmes phonétiques sont plus différents, le système vernaculaire se démarquant par des dialectalismes, des archaïsmes et des anglicismes de prononciation.

Critère 10. Il est plus difficile de répondre à ce critère. Le flou des définitions et des distinctions ne permettent pas de trancher définitivement la question. Pour les uns, la langue maternelle des Québécois n'est pas le français; pour les autres, c'est bien le français. Selon un sondage de l'OQLF, à la question (posée en 2004) : « Avez-vous l'impression de parler français ou de parler québécois ? », 52,6 % des sondés ont répondu « québécois »; 47,4 %, « français ». Mais à la question (posée en 2005) de savoir si les Québécois « parlent français ou québécois », 80,6 % des sondés ont répondu qu'ils « parlent québécois »; 19,4 %, qu'ils « parlent français ». Ces réponses apparemment contradictoires suggèrent que l'écrasante majorité des Québécois considèrent que la langue habituelle des Québécois est le « québécois », mais environ la moitié d'entre eux considèrent que leur langue habituelle est le « français ». Ce qui tend à démontrer que, dans l'esprit des gens, il y a bien une situation de diglossie. D'une manière très générale, on pourrait dire qu'une personne instruite possède deux systèmes, le vernaculaire et le standard; une personne peu instruite, un système, le vernaculaire. L'école est censée enseigner aux enfants le système standard.

Critère 11. Beaucoup nient l'existence même d'une situation diglossique au Québec parce qu'ils considèrent que c'est un diagnostic dévalorisant. Or, le Québec n’est pas un cas isolé dans le monde occidental. On trouve des situations similaires dans des pays modernes comme l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la Belgique, l'Espagne, l’Italie, etc., et dans certaines régions de France.

Critère 12. Les origines de la diglossie français québécois vernaculaire-français standard international sont à chercher dans plusieurs causes : 1) l’origine géographique des ancêtres des Québécois; 2) la période d'émigration de leurs ancêtres; 3) l’histoire du Québec (conséquences de la cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre); 4) la date tardive de la mise en place d’un système scolaire universel. Du fait de la volonté de l'élite canadienne-française conservatrice, la lecture et l’écriture ont été longtemps le privilège d'un très petit nombre de personnes (gens d'Église, hommes de loi, médecins).

Nous voyons que les critères de Schiffman s’appliquent presque intégralement à la situation du Québec. En fait, beaucoup de locuteurs québécois disposent potentiellement de trois systèmes linguistiques : l'anglais, le français (standard) et un système particulier, le français vernaculaire québécois […].

Mots-clés : sociolinguistique, diglossie, critères, Québec, French Language, Quebec French, diglossia.



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